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peuple agité; ces monuments de tous les âges et de tous les pays, ces travaux des rois, des consuls, des Césars, ces obélisques ravis à l'Égypte, ces tombeaux enlevés à la Grèce; je ne sais quelle beauté dans la lumière, les vapeurs et le dessin des montagnes; la rudesse même du cours du Tibre; les troupeaux de cavales demi-sauvages qui viennent s'abreuver dans ses eaux; cette campagne que le citoyen de Rome dédaigne maintenant de cultiver, se réservant à déclarer chaque année aux nations esclaves quelle partie de la terre aura l'honneur de le nourrir: que vous dirai-je enfin? Tout porte à Rome l'empreinte de la domination et de la durée : j'ai vu la carte de la Ville éternelle tracée sur des rochers de marbre au Capitole, afin que son image même ne pût s'effacer.

<< Oh! qu'elle a bien connu le cœur humain, cette religion qui cherche à nous maintenir dans la paix, et qui sait donner des bornes à notre curiosité, comme à nos affections sur la terre! Cette vivacité d'imagination, à laquelle je m'abandonnai d'abord, fut la première cause de ma perte. Quand, enfin, je rentrai dans le cours ordinaire de mes occupations, je sentis que j'avois perdu le goût des choses graves, et j'enviai le sort des jeunes païens, qui pouvoient se livrer sans remords à tous les plaisirs de leur âge.

« Le rhéteur Eumènes tenoit à Rome une chaire d'éloquence, qu'il a transportée depuis dans les Gaules. Il avoit étudié dans son enfance sous le fils du plus célèbre disciple de Quintilien; et tout ce

LES MARTYRS. T. 1.

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qu'il y avoit de jeunes gens illustres fréquentoit alors son école. Je suivis les leçons de ce maître habile, et je ne tardai pas à former des liaisons avec les compagnons de mes études. Trois d'entre eux surtout s'attachèrent à moi par une agréable et sincère amitié : Augustin, Jérôme et le prince Constantin, fils du César Constance.

« Jérôme, issu d'une noble famille pannonienne, annonça de bonne heure les plus beaux talents, mais les passions les plus vives. Son imagination impétueuse ne lui laissait pas un moment de repos. Il passoit des excès de l'étude à ceux des plaisirs avec une facilité inconcevable. Irascible, inquiet, pardonnant difficilement une offense, d'un génie barbare ou sublime, il semble destiné à devenir l'exemple des plus grands désordres, ou le modèle des plus austères vertus : il faut à cette âme ardente Rome ou le désert.

« Un hameau du proconsulat de Carthage fut le berceau de mon second ami. Augustin est le plus aimable des hommes. Son caractère, aussi passionné que celui de Jérôme, a toutefois une douceur charmante, parce qu'il est tempéré par un penchant naturel à la contemplation on pourroit cependant reprocher au jeune Augustin l'abus de l'esprit; l'extrême tendresse de son âme le jette aussi quelquefois dans l'exaltation. Une foule de mots heureux, de sentiments profonds, revêtus d'images brillantes, lui échappent sans cesse. Né sous le soleil africain, il a trouvé dans les femmes, ainsi que Jérôme, l'écueil de ses vertus et la source

de ses erreurs. Sensible jusqu'à l'excès au charme de l'éloquence, il n'attend peut-être qu'un orateur inspiré pour s'attacher à la vraie religion : si jamais Augustin entre dans le sein de l'Église, ce sera le

Platon des chrétiens.

« Constantin, fils d'un César illustre, annonce lui-même toutes les qualités d'un grand homme. Avec la force de l'âme, il a ces beaux détours, si utiles aux princes, et qui rehaussent l'éclat des belles actions. Hélène, sa mère, eut le bonheur de naître sous la loi de Jésus-Christ; et Constantin, à l'exemple de son père, montre un penchant secret vers cette loi divine. A travers une extrême douceur, on voit percer chez lui un caractère héroïque, et je ne sais quoi de merveilleux que le ciel imprime aux hommes destinés à changer la face du monde. Heureux s'il ne se laisse pas emporter à ces éclats de colère, si terribles dans les caractères habituellement modérés! Ah! combien les princes sont à plaindre d'être si promptement obéis! Combien il faut avoir pour eux d'indulgence! Songeons toujours que nous voyons l'effet de leurs premiers mouvements, et que Dieu, pour leur apprendre à veiller sur leurs passions, ne leur laisse pas un moment entre la pensée et l'exécution d'un dessein coupable.

«Tels furent les trois amis avec lesquels je passois mes jours à Rome. Constantin étoit, ainsi que moi, une espèce d'otage entre les mains de Dioclétien. Cette conformité de position, encore plus que celle de l'âge, décida du penchant du jeune prince

en ma faveur : rien ne prépare deux âmes à l'amitié comme la ressemblance des destinées, surtout quand ces destinées ne sont pas heureuses. Constantin voulut devenir l'instrument de ma fortune, et il m'introduisit à la cour.

cette cour,

« Lorsque j'arrivai à Rome, le pouvoir tombé aux mains de Dioclétien étoit partagé comme nous le voyons aujourd'hui : l'empereur s'étoit associé Maximilien, sous le titre d'Auguste, et Galérius et Constance sous celui de César. Le monde ainsi divisé entre quatre chefs ne reconnoissoit pourtant qu'un maître. « C'est ici, seigneurs, que je dois vous peindre dont vous avez le bonheur de vivre éloignés. Puissiez-vous n'entendre jamais gronder ses orages! Puissent vos jours inconnus couler obscurément comme ces fleuves au fond de cette vallée! Mais, hélas! une vie cachée ne nous sauve pas toujours de la puissance des princes! Le tourbillon qui déracine le rocher enlève aussi le grain de sable; souvent un roi avec son sceptre meurtrit une tête ignorée. Puisque rien ne peut mettre à l'abri des coups qui descendent du trône, il est utile et sage de connoître la main par laquelle nous pouvons être frappés.

« Dioclétien, qui s'appeloit autrefois Dioclès, reçut le jour à Diocléa, petite ville de Dalmatie. Dans sa jeunesse il porta les armes sous Probus, et devint un général habile. Il occupa sous Carin et Numérien la place importante du comte des Domestici, et il fut lui-même successeur de Numérien, dont il avoit vengé la mort.

« Aussitôt que les légions d'Orient eurent élevé Dioclétien à l'empire, il marcha contre Carinus, frère de Numérien, qui régnoit en Occident: il remporta sur lui une victoire, et par cette victoire il resta seul maître du monde.

«Dioclétien a d'éminentes qualités. Son esprit est vaste, puissant, hardi; mais son caractère, trop souvent foible, ne soutient pas le poids de son génie : tout ce qu'il fait de grand et de petit découle de l'une ou de l'autre de ces deux sources. Ainsi

l'on remarque dans sa vie les actions les plus opposées : tantôt c'est un prince plein de fermeté, de lumière et de courage, qui brave la mort, qui connoît la dignité de son rang, qui force Galérius à suivre à pied le char impérial comme le dernier des soldats; tantôt c'est un homme timide, qui tremble devant ce même Galérius, qui flotte irrésolu entre mille projets, qui s'abandonne aux superstitions les plus déplorables, et qui ne se soustrait aux frayeurs du tombeau qu'en se faisant donner les titres impies de Dieu et d'Eternité. Réglé dans ses mœurs, patient dans ses entreprises, sans plaisirs et sans illusions, ne croyant point aux vertus, n'attendant rien de la reconnaissance, on verra peut-être ce chef de l'empire se dépouiller un jour de la pourpre, par mépris pour les hommes, et afin d'apprendre à la terre qu'il étoit aussi facile à Dioclétien de descendre du trône que d'y monter.

« Soit foiblesse, soit nécessité, soit calcul, Dioclétien a voulu partager sa puissance avec Maximien, Constance et Galérius. Par une politique

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