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que ce foit là une tyrannie que Paris exerce fur les Provinces: car enfin, de quels gens cette Capitale est-elle composée ? n'eft-ce pas de nos amis, de nos enfans, de nos femmes ? n'y ont-ils pas apporté cha cun les goûts & les idées de leurs Villes & de leurs campagnes Auffi ? ne font - ce que nos députés: ils ftipulent pour nous avec une probité dont ils ne fe doutent pas, & leurs décisions ne font que le résultat du goût général. Hâtez-vous donc, Mon fieur, de fixer le nôtre; car, fi vous tardiez plus long-tems, il s'établiroit ici d'étranges idées fur le Poëme des Jardins: nous en ferions engoués, lorfqu'à Paris on n'en parleroit plus, & nous aurions le désagrément accoutumé de toujours refter en chemin en courant toujours après vous.

J'ai l'honneur d'être, &c

RÉPONSE

DU COMTE DE BARRUEL

A Paris, ce 12 Juin 1782.

Ce n'eft point fans quelque confufion, Monfieur,

E

que je vais vous parler du Poëme des Jardins de M. l'Abbé D... Il vient enfin de franchir le pas: il quitte un petit monde indulgent dont il faifoit les délices depuis tant d'années, pour paroître aux regards févères du grand monde qui lui demande compte de fes fuccès: Enfant gâté qui paffe des mains des femmes à celles des hommes, & pour qui on prépare une éducation pias rigoureufe, il fera traité comme tous les petits prodiges.

Il femble en effet que l'exemple de quelques Auteurs trébuchés de fi haut, & l'extrême févérité dont on a ufé envers le Poëme des Mois, auroient dû rendre nos cercles plus retenus. Mais comment në pas fe laiffer corrompre, & comment résister aux féductions de l'amour-propre? Un Auteur s'avance dans une assemblée, & dit à fes Juges: Vous êtes le monde pour moi, mais un monde d'élus; & vos fuffrages vont forcer le goût de cette multitude qui vous regarde & qui attend que vous lui donniez un

Jugement. L'Auditoire ainsi préparé, l'Auteur com mence & lit, toujours prêt à vous dire comme le mendiant Efpagnol Sont-ce des confeils que je te demande? auffi n'eft-on pas tenté de lui en donner. De tirade en tirade, il promène fes regards fur tous les vifages, pour recueillir les éloges: peu-à-peu l'enthoufiafme gagne; &, dans quelques lectures, la réputation d'un homme eft fur les toîts.

Quoique M. l'Abbé D... n'ait pas négligé l'artifice des lectures particulières, on ne peut pas dire néanmoins qu'il ait abusé du prestige qu'il fait y mettre. Il s'eft fait entendre, je l'avoue, dans les cercles d'hommes & de femmes, dans les musées, dans les loges maçoniques, dans les promenades, à l'académie & à la campagne mais on fait avec quelle répugnance il cédoit toujours à l'importunité des Curieux; & c'est pour s'en délivrer fans doute, qu'après dix ans de complaifance pour eux, il vient enfin de fe mettre fous la main publique. Pour faire, Monfieur, une forte d'analyse de fon Poëme, & vous rendre compte de la fenfation qu'il produit; je ne vous répéterai point ce qu'en difent fes ennemis, car je ne lui en connois pas; mais ce qu'en difent les Indifférens, & même fes amis, qui, après s'être fait un mérite avec l'Auteur de se laisser entraîner par ses lectures, veu. lent encore s'en faire un avec le Public de fe laiffer ramener par les Gens du goût.

Ses amis font donc fâchés, qu'après avoir copié

pour la forme l'aride début de l'Art d'aimer, & teint fon langage des couleurs du sujet, il se mette dans le Ier Chant à diriger l'eau, les fleurs, les gazons, les ombrages; dans le IIe, les fleurs, l'eau, les ombrages & les gazons, & que, dans le IIIe & le IVe, il dirige encore les ombrages, les fleurs, les gazons & les eaux. Ce cliquetis & ce défordre qui règnent avec art dans tout le Poëme, déroutent & fatiguent fes amis, qui n'ont pour fe délaffer qu'une continuité de préceptes, des femblans d'Épifodes, une maigreur générale, & un défaut abfolu d'intérêt & de mouvement. Car bien que le Poëte ait varié fon méchanisme, & donné à fon vers des attitudes différentes, ce n'eft après tout qu'une volubilité de rithme, un mouvement inteftin, & le Poëme ne marche pas on peut le prendre & le commencer, le quitter & le reprendre à chaque page, fans que le plan & même le fens en fouffrent.

Ses amis font encore très-fâchés que dans un Ouvrage fur la nature, il ait dédaigné cette fenfibilité des anciens qui anime tout, jusqu'aux moindres détails; & cette philofophie des modernes qui allie fans ceffe les observations de la ville aux sensations de la campagne : qu'il ait méprifé la mélancolie douce des Allemands, & la richeffe des imaginations Angloifes. Mais fi les indifférens veulent conclure de çes plaintes même que M. l'Abbé D... n'a jamais eu ni fenfibilité ni enthousiasme, fes amis le discul

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pent très-bien en difant qu'on doit chercher le fecret du génie d'un Écrivain dans la vie qu'il a menée ; ils obfervent que M. l'Abbé s'eft trop diffipé avec tout Paris, & qu'il y a trop réuffi par fon enjoûement & fes bons-mots, pour qu'il ait fongé à plaire aux ames fenfibles & mélancoliques. C'eft dans la folitude qu'on approfondit fon cœur & fa langue, & M. l'Abbé détefte la folitude: c'eft aux champs que Virgile s'écrioit: O ubi campi; & M. l'Abbé n'aime pas les champs. Mais ils efpèrent bien que fes tableaux légérement efquiffés & fes images de profil plairont aux gens du monde, fans leur caufer la fatigue d'une feule sensation.

Je vois enfuite des gens qui foutiennent que fi la gaîté de M. l'Abbé ne lui a pas permis les élans d'une ame profondément affectée, & fi fon indifférence pour la campagne nous a privés de chofes fenties qu'on cherche dans fon Poëme, il auroit au moins dû, en y transportant les fenfations des autres, les grouper de manière qu'il en réfultât des maffes, des oppofitions, des tableaux, un enfemble: tandis qu'on n'y rencontre que préceptes fur préceptes, détails commencés; conceptions avortées, par-tout en un mot la féchereffe & non l'ordre didactique. Que n'a-t-il fait, difent-ils, le plan d'un Jardin entier, comme Milton, ou plutôt que ne lui a-t-il fait un vol tout entier ? Ils prétendent même qu'un Peinre ne pourroit jamais deffiner un tableau d'après

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