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Ce n'est pas chez lui, c'est dans les grands hommes, chez Ben Jonson et Shakspeare, qu'il faut aller chercher l'achèvement de son idée et la plénitude de

son art.

<< Nombreux étaient les combats d'esprit entre Shakspeare et Ben Jonson au club de la Sirène. Je les considérais tous deux, l'un comme un grand galion espagnol, et l'autre comme un vaisseau de guerre anglais; maître Jonson, comme le galion, était exhaussé en savoir, solide, mais lent dans ses évolutions; Shakspeare, comme le vaisseau de guerre anglais, moindre pour la masse, mais plus léger voilier, pouvait tourner à toute marée, virer de bord, et tirer avantage de tous les vents par la promptitude de son esprit et de son invention. » Au physique et au moral, voilà tout Jonson, et ses portraits ne font qu'achever cette esquisse si juste et si vive: un personnage vigoureux, pesant et rude; un large et long visage, déformé de bonne heure par le scorbut, une solide mâchoire, de vastes joues, les organes des passions animales aussi développés que ceux de l'intelligence, le regard dur d'un homme en colère, ou voisin de la colère; ajoutez-y un corps d'athlète, et vers quarante ans, « une démarche lourde et disgracieuse, un ventre en forme de montagne. » Voilà les dehors, le dedans y est conforme. C'est un véritable Anglais, grandement et grossière

1. Fuller's Worthies.

2. « Mountain belly, ungracious gait. » Paroles de Jonson sur lui-même. Ed. Gifford.

ment charpenté, énergique, batailleur, orgueilleux, souvent morose et enclin aux bizarres imaginations du spleen. Il contait à Drummond qu'il était demeuré couché une nuit entière, « s'imaginant qu'il voyait les Carthaginois et les Romains combattre sur son orteil. » Non que de fond il soit mélancolique; au contraire, il aime à sortir de lui-même par la large et bruyante gaieté débridée, par la conversation abondante et variée, avec l'aide du bon vin des Canaries, dont il s'abreuve, et qui a fini par devenir pour lui une nécessité; ces gros corps de bouchers flegmatiques ont besoin de la généreuse liqueur qui leur rend du ton, et leur tient lieu du soleil qui leur manque. D'ailleurs expansif, hospitalier, prodigue même, avec une franche verve imprudente ', jusqu'à s'abandonner complétement devant l'Écossais Drummond son hôte, un pédant rigoriste et malveillant, qui a mutilé ses idées et vilipendé son caractère. Pour ce qui est de sa vie, elle est en harmonie avec sa personne; car il a beaucoup pâti, beaucoup combattu et beaucoup osé. Il étudiait à Cambridge, quand son beau-père, maître maçon, le rappela et le mit à la truelle. Il s'échappa, s'engagea comme volontaire dans l'armée des Pays-Bas, tua et dépouilla un homme en combat singulier, à la vue des deux armées. Vous voyez qu'il était homme d'action corporelle, et que pour ses

1. Ce caractère tient le milieu entre ceux de Fielding et de Samuel Jonson.

débuts, il avait exercé ses membres'. De retour en Angleterre, âgé de dix-neuf ans, il monta sur les planches pour gagner sa vie, et se mit aussi à remanier des drames. Ayant été provoqué, il se battit, tua son adversaire et fut grièvement blessé; là-dessus, il fut jeté en prison et se trouva « voisin de la potence. » Un prêtre catholique le visita et le convertit; au sortir de prison, sans le sou, n'ayant que vingt ans, il se maria. Enfin, deux ans après, il parvint à faire jouer sa première pièce. Les enfants arrivaient, il fallait leur gagner du pain, et il n'était pas pour cela d'humeur à suivre la route battue, étant persuadé qu'il fallait mettre dans la comédie << une belle philosophie, >> une noblesse et une dignité particulières, suivre les exemples des anciens, imiter leur sévérité et leur correction, dédaigner le tapage théâtral et les grossières invraisemblances où la canaille se complaît. Il proclama tout haut son projet dans ses préfaces, railla durement ses adversaires, étala fièrement en scène ses doctrines, sa morale et sa personne. Il gagna ainsi des ennemis acharnés, qui le diffamèrent outrageusement en plein théâtre, qu'il exaspéra par la violence de ses satires, et contre lesquels il lutta sans trêve et jusqu'à la fin. Bien plus, il s'érigea en juge de la corruption publique, attaqua rudement les vices régnants, « sans craindre les poisons des courtisanes, ni les

1. A quarante-quatre ans, il s'en alla en Ecosse à pied. 2. Rôles de Critès et d'Asper.

poignards des coupe-jarrets. » Il traita ses auditeurs en écoliers, et leur parla toujours en censeur et en maître. Au besoin, il risquait davantage. Marston et Chapman, ses camarades, avaient été mis en prison pour un mot irrévérencieux d'une de leurs pièces, et le bruit courait qu'ils allaient avoir le nez et les oreilles coupés. Jonson, qui avait pris part à la pièce, alla volontairement se constituer prisonnier, et obtint leur grâce. A son retour, dans le repas des réjouissances, sa mère lui montra un violent poison qu'elle aurait mis dans sa boisson pour le soustraire à la sentence, et « pour montrer qu'elle n'était pas poltronne, ajoute Jonson, elle était résolue à boire la première. » On voit qu'en fait d'actions vigoureuses, il trouvait des exemples dans sa famille. Vers la fin de sa vie, l'argent lui manqua ; il était libéral, imprévoyant, et ses poches avaient été toujours trouées, comme sa main toujours ouverte ; quoiqu'il eût écrit immensément, il était obligé d'écrire encore afin de vivre. La paralysie vint, le scorbut redoubla, l'hydropisie commençait. Il ne pouvait plus quitter sa chambre, ni marcher sans aide dans sa chambre. Ses dernières pièces ne réussissaient point. vous attendiez plus que vous n'avez eu ce soir, disait-il dans un épilogue', songez que l'auteur est malade et triste.... Tout ce que sa langue débile et balbutiante implore, c'est que vous n'imputiez point la faute à sa cervelle, qui est encore intacte quoique

1. New Inn, 1627.

enveloppée de douleur et incapable de tenir longtemps encore'. » Ses ennemis l'injuriaient brutalement, raillaient « son Pégase poussif, »> son ventre enflé, sa tête malade. Son collègue, Inigo Jones, lui ôtait le patronage de la Cour. Il était obligé de mendier un secours d'argent auprès du lord trésorier, puis auprès du comte de Newcastle; sa triste « muse bloquée, claquemurée, étriquée, clouée à son lit, incapable de retrouver la santé ou même le-souffle3, » haletait et peinait pour ramasser quelque idée ou obtenir quelque aumône. Sa femme et ses enfants étaient morts; il vivait seul, délaissé, servi par une vieille femme. Ainsi traîne et finit presque toujours lugubrement et misérablement le dernier acte de la comédie humaine; au bout de tant d'années, après tant d'efforts soutenus, parmi tant de gloire et de génie, on aperçoit un pauvre corps affaibli qui radote et agonise entre une servante et un curé.

1.

2.

3.

If you expect more than you had to-night.

The maker is sick and sad....

All that his faint and faltering tongue doth crave,

Is, that you not impute it to his brain,

That's yet unhurt, although, set round with pain,
It cannot long hold out.

(The new Inn, épilogue.)

Thy Pegasus....

He had bequeathed his belly unto thee
To hold that little learning which is fled,
Into thy guts from out thy emptye head.

Disease the enemy, and his engineers,
Want, with the rest of his conceal'd compeers
Have cast a trench about me, now five years....
The muse not peeps out, one of hundred days;
But lies block'd up, and straiten'd, narrow'd in,

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