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hommes ne l'ont point conçu plus sublime et plus complet1.

Car la conscience, comme le reste, a son poëme ; par un envahissement naturel, la toute-puissante idée de la justice déborde de l'âme, couvre le ciel, et y intronise un nouveau Dieu. Redoutable Dieu, qui ne ressemble guère à la calme intelligence qui sért aux philosophes pour expliquer l'ordre des choses, ni à ce Dieu tolérant, sorte de roi constitutionnel que Voltaire atteint au bout d'un raisonnement, que Béranger chante en camarade et qu'il salue « sans lui demander rien. » C'est le juste Juge impeccable et rigide, qui exige de l'homme un compte exact de sa conduite visible et de tous ses sentiments invisibles, qui ne tolère pas un oubli, un abandon, une défaillance, devant qui tout commencement de faiblesse ou de faute est un attentat et une trahison. Qu'est-ce que notre justice devant cette justice stricte? On vivait tranquille, aux temps d'ignorance; tout au plus, quand on se sentait coupable, on allait chercher une absolution auprès du prêtre ; pour achever, on achetait une bonne indulgence; le tarif était là, il y est encore; Tetzel le dominicain déclare que tous les péchés sont lavés « sitôt que l'argent sonne dans la caisse. » Quel que soit le crime, on en a quittance; quand même « un homme aurait violé la mère de Dieu,» il retournerait chez lui net

1. Collection des gravures sur bois d'Albert Dürer. Remarquez la concordance de son Apocalypse et des conversations familières de Luther.

et certain du paradis. Par malheur, les marchands de pardons ne savent pas que tout est changé, que l'esprit est devenu adulte; il ne récite plus les mots machinalement comme un catéchisme, il les sonde anxieusement comme une vérité. Dans l'universelle renaissance, et dans la puissante floraison de toutes les idées humaines, l'idée germanique du devoir végète comme les autres. A présent, quand on parle de justice, ce n'est plus une phrase morte qu'on récite, c'est une conception vivante qu'on produit; l'homme aperçoit l'objet qu'elle représente, et ressent l'ébranlement qui la soulève; il ne la reçoit plus, il la fait; elle est son œuvre et sa maîtresse; il la crée et la subit. « Ces mots justus et justitia Dei, dit Luther, étaient un tonnerre dans ma conscience. Je frémissais en les entendant; je me disais : Si Dieu est juste, il me punira '. » Car sitôt que la conscience a retrouvé l'idée du modèle parfait, les moindres manquements lui semblent des crimes, et l'homme condamné par ses propres scrupules tombe consterné d'horreur « et comme englouti. » Moi qui

1. Calvin, le logicien de la Réforme, explique très-bien la filiation de toutes les idées protestantes (Institution chrétienne, liv. I). 1. L'idée du Dieu parfait, juge rigide. 2. L'alarme de la conscience. 3. L'impuissance et la corruption de la nature. 4. L'arrivée de la grâce gratuite. 5. Le rejet des pratiques et cérémonies.

2. « Selon que l'orgueil est enraciné en nous, il nous semble toujours que nous sommes justes et entiers, sages et saints; sinon que nous soyons convaincus par arguments manifestes de notre injustice, souillure, folie et immondicité. Car nous n'en sommes pas convaincus si nous jetons l'œil sur nos personnes sculement, et que nous ne pensions pas aussi bien à Dieu, lequel

menais la vie d'un moine irréprochable, dit encore Luther, je sentais pourtant en moi la conscience inquiète du pécheur, sans parvenir à me rassurer sur la satisfaction que je devais à Dieu.... Alors je me disais Suis-je donc le seul qui doive être triste en esprit?... Oh! que je voyais de spectres et de figures horribles! >> » —- Ainsi alarmée, la conscience croit que le jour terrible va venir. « La fin du monde est proche.... Nos enfants la verront; peut-être nousmêmes. »Une fois à ce propos, six mois durant, il a des songes épouvantables. Comme les chrétiens de l'Apocalypse, il fixe le moment: cela arrivera à Pâques ou pour la fête de la conversion de saint Paul. Tel théologien, son ami, songe à donner tous ses biens aux pauvres; « mais les prendrait - on? disait-il. Demain soir, nous serons assis dans le ciel. » Sous de telles angoisses, le corps fléchit. Pendant quatorze jours, Luther fut dans un tel état, qu'il ne put ni boire, ni manger, ni dormir. « Jour et nuit, »> les yeux fixés sur le texte de saint Paul, il voyait le juge et ses mains inévitables. Voilà la tragédie qui

est la seule règle à laquelle il nous faut ordonner et compasser ce jugement.... (Et alors) ce qui avait belle montre de vertu se découvrira n'être que fragilité.

« Voilà d'où est procédé l'horreur et étonnement duquel l'Écriture récite que les saints ont été affligés et abattus toutes et quantes fois qu'ils ont senti la présence de Dieu. Car nous voyons ceux qui étaient comme eslongués de Dieu et se trouvaient assurés et allaient la tête levée, sitôt qu'il leur manifeste sa gloire, être ébranlés et effarouchés, en sorte qu'ils sont opprimés, voire engloutis en l'horreur de mort et qu'ils s'évanouissent. >>

IITT. ANGL.

(Calvin, Institution chrétienne, liv. I, p. 2.)

II - 14

s'est agitée dans toutes les âmes protestantes; c'est la tragédie éternelle de la conscience, et le dénoûment est une nouvelle religion.

Car ce n'est pas la nature toute seule et sans secours qui sortira de cet abîme. D'elle-même « elle est si corrompue qu'elle n'éprouve pas le désir des choses célestes.... Il n'y a rien en elle devant Dieu que concupiscence.... » La bonne intention ne peut venir d'elle. « Car, effrayé par la face de son péché, l'homme ne saurait se proposer de bien faire, inquiet comme il l'est et anxieux; au contraire, abattu et écrasé par la force de son péché, il tombe dans le désespoir et dans la haine de Dieu, comme il arrival à Caïn, à Saül, à Judas, » en sorte qu'abandonné à lui-même, il ne peut trouver en lui-même que la rage et l'accablement d'un désespéré ou d'un démon. En vain il essayerait de se racheter par des bonnes œuvres; nos bonnes actions ne sont pas pures; même pures, elles n'effacent pas la souillure des péchés antérieurs, et d'ailleurs elles n'ôtent point la corruption originelle du cœur; elles ne sont que des rameaux et des fleurs, c'est dans la séve que gît le venin héréditaire. Il faut que l'homme descende en son cœur, par-dessous l'obéissance littérale et la régularité juridique; que du royaume de la loi il pénètre dans celui de la grâce; que de la rectitude imposée, il passe à la générosité spontanée; que par-dessous sa première nature, qui le portait vers l'égoïsme et les choses de la terre, une seconde nature se développe, qui le porte vers le sacrifice et

les choses du ciel. Ni mes œuvres, ni ma justice, ni les œuvres et la justice d'aucune créature ou de toutes les créatures ne peuvent opérer en moi ce changement extraordinaire. Un seul le peut, le Dieu pur, le Juste immolé, le Sauveur, le Réparateur, Jésus, mon Christ, en m'imputant sa justice, en versant sur moi ses mérites, en noyant mon péché sous son sacrifice. Le monde est « une masse de perdition' » prédestinée à l'enfer. Seigneur Jésus, retirez-moi, choisissez-moi dans cette masse. Je n'y ai nul droit, il n'y a rien en moi qui ne soit abominable; cette prière même, c'est vous qui me l'inspirez et qui la faites en moi. Mais je pleure et ma poitrine se soulève, et mon cœur se brise. Seigneur, que je me sente racheté, pardonné, votre élu, votre fidèle; donnez-moi la grâce, et donnez-moi la foi!

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Alors, dit Luther, je me sentis comme rené, et il sembla que j'entrais à portes ouvertes dans le paradis. >>

Que reste-t-il à faire après cette rénovation du cœur? Rien, toute la religion est là; il faut réduire ou supprimer le reste; elle est une affaire personnelle, un dialogue intime entre l'homme et Dieu, où il n'y a que deux choses agissantes, la propre parole de Dieu, telle qu'elle est transmise par l'Écriture, et les émotions du cœur de l'homme, telles que la parole de Dieu les excite et les entretient. Écar

1. Mot de saint Augustin

2. Mélanchthon, préface des OEuvres de Luther. « Manifestum « est libros Thomæ, Scoti et similium prorsus mutos esse de justi

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