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N'ai-je pas le droit, quand j'aperçois la grosse face rieuse d'un valet bouffon, de m'arrêter auprès de lui, de le voir gesticuler, gambader, bavarder, faire cent gestes et cent mines, et me donner la comédie de sa verve et de sa gaieté? Deux fins gentilshommes passent. J'écoute le feu roulant de leurs métaphores, et je suis leur escarmouche de bel esprit. Voici dans un coin une naïve et mutine physionomie de jeune fille. Me défendez-vous de m'attarder auprès d'elle, de regarder ses sourires, ses brusques rougeurs, la moue enfantine de ses lèvres roses, et la coquetterie de ses jolis mouvements? Vous êtes bien pressé, si le babil de cette voix fraîche et sonore ne sait pas vous retenir. N'est-ce pas un plaisir de voir cette succession de sentiments et de figures? Votre imagination est-elle si pesante, qu'il faille le mécanisme puissant d'une intrigue. géométrique pour l'ébranler? Mes spectateurs du seizième siècle avaient l'émotion plus facile. Un rayon de soleil égaré sur un vieux mur, une folle chanson jetée au milieu d'un drame les occupaient aussi bien que la plus noire catastrophe. Après l'horrible scène où Shylock brandit son couteau de boucher contre la poitrine nue d'Antonio, ils voyaient encore volontiers la petite querelle de ménage et l'amusante taquinerie qui finit la pièce. Comme l'eau molle et agile, leur âme s'élevait et s'abaissait en un instant au niveau de l'émotion du poëte, et leurs sentiments coulaient sans peine dans le lit qu'il avait creusé. Ils lui permettaient de vagabonder en

voyage, et ne lui défendaient pas de faire deux voyages à la fois. Ils souffraient plusieurs intrigues en une seule. Que le plus léger fil les unît, c'était assez. Lorenzo enlevait Jessica, Shylock était frustré de sa vengeance, les amants de Portia échouaient dans l'épreuve imposée; Portia déguisée en juge prenait à son mari l'anneau qu'il avait promis de ne jamais quitter ces trois ou quatre comédies, détachées, confondues, s'embrouillaient et se dérou laient ensemble, comme une tresse dénouée où serpentent des fils de cent couleurs. Mes spectateurs avec la diversité acceptaient l'invraisemblance. La comédie est chose légère, ailée, qui voltige parmi les rêves, et dont on briserait les ailes, si on la retenait captive dans l'étroite prison du bon sens. Ne pressez pas trop ses fictions, ne sondez pas ce qu'elles renferment. Qu'elles passent sous vos yeux comme un songe charmant et rapide. Laissez l'apparition fugitive s'enfoncer dans la brillante et vaporeuse contrée d'où elle est sortie. Elle vous a fait un instant illusion, c'est assez. Il est doux de quitter le monde réel; l'esprit se repose dans l'impossible. Nous sommes heureux d'être délivrés des rudes chaînes de la logique, d'errer parmi les aventures étranges, de vivre en plein roman et de savoir que nous y vivons. Je n'essaye pas de vous tromper et de vous faire croire au monde où je vous mène. Il faut n'y pas croire pour en jouir. Il faut s'abandonner à l'illusion et sentir qu'on s'y abandonne. Il faut sourire en l'écoutant. On sourit dans Winter's Tale

quand Hermione descend de son piédestal et que Léonatus retrouve dans la statue sa femme, qu'il croyait morte. On sourit dans Cymbeline lorsqu'on voit la caverne solitaire où les jeunes princes ont vécu en sauvages et en chasseurs. L'invraisemblance ôte aux émotions leur pointe piquante. Les événements intéressent ou touchent sans faire souffrir. Au moment où la sympathie est trop vive, on se dit qu'ils ne sont qu'un songe. Ils deviennent semblables aux objets lointains, dont la distance adoucit les contours, et qu'elle enveloppe dans un voile lumineux d'air bleuâtre. La vraie comédie est un opéra. On y écoute des sentiments sans trop songer à l'intrigue. On suit les mélodies tendres ou gaies sans réfléchir qu'elles interrompent l'action. On rêve ailleurs avec la musique; j'essaye ici de faire rêver avec des vers. »

Là-dessus le prologue se retire, et voici venir les

acteurs.

Comme il vous plaira est une fantaisie. D'action il n'y en a point; d'intérêt, il n'y en a guère; de vraisemblance, il y en a moins encore. Et le tout est charmant. Deux cousines, filles de princes, arrivent dans une forêt avec le bouffon de la cour, Celia déguisée en bergère, Rosalinde en jeune homme. Elles y trouvent le vieux duc, père de Rosalinde, qui, chassé de son État, vit avec ses amis en philosophe et en chasseur. Elles y trouvent des bergers amoureux qui poursuivent de leurs chansons et de leurs prières des bergères indociles. Elles y retrouvent ou

elles y rencontrent des amants qui deviennent leurs époux. Tout d'un coup on annonce que le méchant duc Frédéric, qui avait usurpé la couronne, vient de se retirer dans un cloître et de la rendre au vieux duc exilé. On s'épouse, on danse, et tout finit par une fête pastorale. Quel est l'agrément de cette folie? C'est d'abord d'être une folie; le manque de sérieux repose. Point d'événements ni d'intrigue. On suit doucement le courant aisé d'émotions gracieuses ou mélancoliques qui vous emmène et vous promène sans vous lasser. Le lieu ajoute à l'illusion et au charme. C'est une forêt d'automne, où les rayons attiédis percent les feuilles rougissantes des chênes, où les frênes demi-dépouillés tremblent et sourient au faible souffle du vent du soir. Les amants errent aux bords des ruisseaux « qui courent en babillant sous les racines antiques. » On aperçoit en les écoutant de légers bouleaux dont la robe de dentelle s'illumine sous le soleil incliné qui les dore, et la pensée s'égare dans les allées de mousse où s'amortit le bruit des pas. Quel lieu mieux choisi pour la comédie de sentiment et pour la fantaisie du cœur! N'est-on pas bien ici pour entendre des causeries d'amour? Quelqu'un a vu dans cette clairière Orlando, l'amant de Rosalinde; elle l'apprend, et rougit. Que va-t-elle devenir? Elle est habillée en homme. «< Ah! mauvais jour! Mais qu'a-t-il fait, quand tu l'as vu? Qu'a-t-il dit? Quel air avait-il? D'où venait-il? Que fait-il ici? M'a-t-il demandée ? Où demeure-t-il? Comment t'a-t-il quittée? Quand

le reverras-tu?» 'Puis d'un ton plus bas, en hésitant un peu « A-t-il aussi bonne mine que le jour où il a combattu? » Cela ne tarit pas. «Ne sais-tu pas que je suis femme? Quand je pense, je parle. Chère, chère, va donc. » Questions sur questions, elle ferme la bouche à son amie, qui veut répondre. A chaque mot, elle plaisante, mais agitée, en rougissant, avec une gaieté factice; sa poitrine se soulève et son cœur bat. Elle s'est remise pourtant, quand arrive Orlando; elle badine avec lui; abritée par son déguisement, elle lui fait dire qu'il aime Rosalinde. Là-dessus elle le lutine, en folâtre, en espiègle, en coquette qu'elle est. « Non, non, vous n'aimez pas. » Orlando répète, et elle se donne le plaisir de le faire répéter plus d'une fois. Elle petille d'esprit, de moqueries, de malices; ce sont de jolies colères, des bouderies feintes, des éclats de rire, un babil étourdissant, de charmants caprices. « Tenez, faites-moi la cour. Je suis en humeur de fête, et je pourrais bien consentir. Que me diriez-vous si j'étais votre Rosalinde ? » Et à chaque instant elle lui

1. Alas the day! What did he, when thou saw'st him? What said he? How look'd he? Wherein went he? What makes he here? Did he ask for me? Where remains he? How parted he with thee? When shalt thou see him again?... Looks he as fresh as he did the day he wrestled?

....Do you not know I am a woman? When I think, I must speak. Sweet, say on.

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Why, how now, Orlando, where have you been all this while? You a lover?

....Come, woo me, woo me; for now I am in a holiday humour,

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