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nulle part la loi morale qui les retient; mais en même temps et par la même faculté il change les masques inanimés que les conventions de théâtre fabriquent sur un modèle toujours le même, en figures vivantes qui font illusion. Comment faire un démon qui paraisse aussi réel qu'un homme? lago est un soldat d'aventure qui a roulé dans le monde depuis la Syrie jusqu'à l'Angleterre, qui, confiné dans les bas grades, ayant vu de près les horreurs des guerres du seizième siècle, en a retiré des maximes de Turc et une philosophie de boucher; de préjugés il n'en a plus. - «Oma réputation, ma réputation! s'écrie Cassio déshonoré. Bah! dit lago, c'est une phrase. A vos cris, je vous croyais blessé quelque part'. » Quant à la vertu des femmes, il la traite en homme qui a fréquenté des trafiquants d'esclaves. Il juge l'amour de Desdémona comme il jugerait celui d'une cavale: cela dure tant; ensuite.... Et il expose là-dessus une théorie expérimentale, avec détails précis et expressions crues, à la façon d'un physiologiste de haras. Desdémona, sur la plage, essayant d'oublier son anxiété, le prie, pour la distraire, de lui faire l'éloge des femmes. Il ne

1. As I am an honest man, I had thought you had received some bodily wound. There is more offence in that than in reputation.

2. It cannot be long that Desdemona should continue her love to the Moor, nor he his to her.... These Moors are changeable in their wills. The food that to him now is as luscious as locusts, shall be to him shortly as bitter as coloquintida. She must change for youth. When she is sated wi h his body, she will find the errors of her choice.

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trouve pour chaque portrait que des gravelures injurieuses. Elle insiste, et lui dit de supposer une femme véritablement parfaite. « Celle-là, dit lago, n'est bonne que pour donner à teter à des bambins et débiter de la petite bière. » - « O noble dame, dit-il ailleurs, ne me demandez pas de louer quelqu'un, car je ne suis rien quand je ne critique pas. Ce mot donne la clef de son caractère. Il méprise l'homme; Desdemona est pour lui une petite fille lascive, Cassio un élégant faiseur de phrases, Othello un taureau furieux, Roderigo un âne qu'on bâte, qu'on rosse et qu'on fait trotter. Il s'amuse à entrechoquer ces passions; il en rit comme d'un spectacle. Lorsque Othello évanoui palpite dans les convulsions, il se réjouit de ce bel effet. « Travaille, ma drogue, travaille! Voilà comme on prend ces niais crédules. » On dirait un des empoisonneurs du temps examinant l'action d'une potion nouvelle sur un chien qui râle. Il ne parle que par sarcasmes; il en a contre tout le monde, même contre les gens qu'il ne connaît pas. Lorsqu'il réveille Brabantio pour l'avertir de l'enlèvement de sa fille, il lui crie la chose en termes de caserne, aiguisant la pointe de l'âpre ironie, et semblable au bourreau conscien

1. Ere I would say I would drown myself for the love of a guinea-hen, I would change my humanity with a baboon.

2. To suckle fools and chronicle small beer....

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My medicine, work! Thus credulous fools are caught.

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cieux qui se frotte les mains en écoutant le patient crier sous son couteau. « Tu es un misérable! lui dit Brabantio. Vous êtes.... un sénateur 1. » Mais le trait qui véritablement l'achève et le range à côté de Méphistophélès, c'est la vérité atroce et le vigoureux raisonnement par lequel il égale sa scélératesse à la vertu. Cassio, sur son conseil, va trouver Desdémona qui lui fera obtenir grâce; cette visite sera la perte de Desdémona et de Cassio. Iago, laissé seul, chantonne un instant tout bas, puis s'écrie: Où est maintenant celui qui m'appelle coquin? Ce conseil est loyal, honnête, raisonnable, et ma foi! je lui ai donné le bon moyen de regagner le Maure'. >> Ajoutez à tous ces traits une verve diabolique, une invention intarissable d'images, de caricatures, de saletés, un ton de corps de garde, des gestes et des goûts brutaux de soldat, des habitudes de dissimulation, de sang-froid et de haine, de patience, contractées dans les périls et dans les ruses de la vie

1. Thou art a villain.

You are a senator.

You'll have your daughter covered with a Barbary horse, you'll have your nephews neigh to you, you'll have coursers for cousins, and gennets for germans.

2. Voyez le même cynisme et le même scepticisme dans Richard III. Tous les deux commencent par diffamer la nature humaine, et sont misanthropes de parti pris.

3.

And what's he, then, that says I play the villain?
When this advice is free, I give, and honest,

Probal to thinking, and indeed the course

To win the Moor again.

4. Voyez sa conversation avec Brabantio, puis avec Roderigo, acte I.

militaire, dans les misères continues d'un long abaissement et d'une espérance frustrée; vous comprendrez comment Shakspeare a pu changer la perfidie abstraite en une figure réelle, et pourquoi l'atroce vengeance d'lago n'est qu'une suite nécessaire de son naturel, de sa vie et de son éducation.

VIII

Combien ce génie passionné et abandonné de Shakspeare est plus visible encore dans les grands personnages qui portent tout le poids du drame! L'imagination effrayante, la vélocité furieuse des idées multipliées et exubérantes, la passion déchaînée, précipitée dans la mort et dans le crime, les hallucinations, la folie, tous les ravages du délire lâché au travers de la volonté et de la raison, voilà les forces et les fureurs qui les composent. Parlerai-je de cette éblouissante Cléopatre qui enveloppe Antoine dans le tourbillon de ses inventions et de ses caprices, qui fascine et qui tue, qui jette au vent la vie des hommes comme une poignée du sable de son désert, fatale fée d'Orient qui joue avec l'amour et la mort, impétueuse, irrésistible, créature d'air et de flamme, dont la vie n'est qu'une tempête, dont la pensée, incessamment dardée et rompue, ressemble à un petillement d'éclairs? D'Othello, qui, obsédé par l'image précise de l'adultère physique, crie à chaque parole d'lago comme un homme sur

la roue; qui, les nerfs endurcis par vingt ans de guerres et de naufrages, délire et s'évanouit de douleur, et qui, empoisonné par la jalousie, donne en spectacle les convulsions et la désorganisation de l'esprit? Du vieux roi Léar, violent et faible, dont la raison demi-dérangée se renverse peu à peu sous le choc de trahisons inouïes, qui offre l'affreux spectacle de la folie croissante, puis complète, des imprécations, des hurlements, des douleurs surhumaines où l'exaltation des premiers accès emporte le malade, puis de l'incohérence paisible, de l'imbécillité bavarde où il se rassoit brisé création étonnante, suprême effort de l'imagination pure, maladie de la raison que la raison n'eût jamais pu figurer! Entre tant de portraits, choisissons-en deux ou trois pour indiquer la profondeur et l'espèce des autres. Le critique est perdu dans Shakspeare comme dans une ville immense; il décrit deux monuments et prie le lecteur de conjecturer la cité.

Le Coriolan de Plutarque est un patricien austère, froidement orgueilleux, général d'armée. Entre les mains de Shakspeare, il est devenu soldat brutal, homme du peuple pour le langage et pour les mœurs, athlète de batailles, « dont la voix gronde comme un tambour, » à qui la contradiction fait monter aux yeux un flot de sang et de colère, tempérament

1. Voyez encore dans Timon, et surtout dans Hotspur, l'exemple parfait de l'imagination véhémente et déraisonnable.

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