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de lier la morale à des rits, à des cérémonies, à des pratiques qui en deviennent l'appui. Car, n'allons pas croire que l'on puisse conduire les hommes avec des abstractions ou des maximes froidement calculées. La morale n'est pas une science spéculative, elle ne consiste pas uniquement dans l'art de bien penser, mais dans celui de bien faire. Il est moins question de connaître que d'agir; or, les bonnes actions ne peuvent être préparées et garanties que par les bonnes habitudes. C'est en pratiquant des choses qui mènent à la vertu ou qui du moins en rappellent l'idée, qu'on apprend à aimer et à pratiquer la vertu même.

Sans doute, il n'est pas plus vrai de dire, dans l'ordre religieux, que les rits et les cérémonies sont la vertu, qu'il ne le serait de dire, dans l'ordre civil, que les formes judiciaires sont la justice; mais comme la justice ne peut être garantie que par des formes réglées qui préviennent l'arbitraire, dans l'ordre moral, la vertu ne peut être assurée que par l'usage et la sainteté de certaines pratiques qui préviennent la négligence et l'oubli.

La vraie philosophie respecte les formes autant que l'orgueil les dédaigne. Il faut une discipline pour la conduite, comme il faut un ordre pour les idées. Nier l'utilité des rits et des pratiques religieuses en matière de morale, ce serait nier l'empire des notions sensibles sur des êtres qui ne sont pas de purs esprits, ce serait nier la force de l'habitude.

Il est une religion naturelle, dont les dogmes et les préceptes n'ont point échappé aux sages de l'antiquité, et à laquelle on peut s'élever par les seuls efforts d'une raison cultivée. Mais une religion purement intellectuelle ou abstraite pourrait-elle jamais devenir nationale ou populaire? Une religion sans culte public ne s'affaiblirait-elle pas bientôt? ne ramènerait-elle pas infailliblement la multitude à l'idolâtrie? S'il faut juger du culte par la doctrine, ne faut-il pas conserver la doctrine par le culte? Une religion qui ne parlerait point aux yeux et à l'imagination, pourrait-elle conserver l'empire des âmes? Si rien ne réunissait ceux qui professent

la même croyance, n'y aurait-il pas en peu d'années autant de systèmes religieux qu'il y a d'individus ? Les vérités utiles n'ont-elles pas besoin d'être consacrées par de salutaires institutions?

Les hommes, en s'éclairant, deviennent-ils des anges? peuvent-ils donc espérer qu'en communiquant leurs lumières, ils élèveront leurs semblables au rang sublime des pures intelligences?

Les savants et les philosophes de tous les siècles ont constamment manifesté le désir louable de n'enseigner que ce qui est bon, que ce qui est raisonnable; mais se sont-ils accordés entre eux sur ce qu'ils réputaient raisonnable et bon? Règne-t-il une grande harmonie entre ceux qui ont discuté et qui discutent encore les dogmes de la religion naturelle? Chacun d'eux n'a-t-il pas son opinion particulière, et n'est-il pas réduit à son propre suffrage? Depuis les admirables Offices du consul romain, a-t-on fait, par les seuls efforts de la science humaine, quelque découverte dans la morale? Depuis les Dissertations de Platon, est-on agité par moins de doutes dans la métaphysique? S'il y a quelque chose de stable et de convenu sur l'existence et l'unité de Dieu, sur la nature et la destination de l'homme, n'est-ce pas au milieu de ceux qui professent un culte et qui sont unis entre eux par les liens d'une religion positive?

L'intérêt des gouvernements humains est donc de protéger les institutions religieuses, puisque c'est par elles que la conscience intervient dans toutes les affaires de la vie, puisque c'est par elles que la morale et les grandes vérités qui lui servent de sanction et d'appui sont arrachées à l'esprit de système, pour devenir l'objet de la croyance publique; puisque c'est par elles enfin que la société entière se trouve placée sous la puissante garantie de l'auteur même de la nature.

Les États doivent maudire la superstition et le fanatisme. Mais sait-on bien ce que serait un peuple de sceptiques et d'athées?

Le fanatisme de Muncer, chef des anabaptistes, a été certai

nement plus funeste aux hommes que l'athéisme de Spinosa. Il est encore vrai que des nations agitées par le fanatisme se sont livrées par intervalles à des excès et à des horreurs qui font frémir.

Mais la question de préférence entre la religion et l'athéisme, ne consiste pas à savoir si, dans une hypothèse donnée, il n'est pas plus dangereux qu'un tel homme soit fanatique qu'athée, ou si, dans certaines circonstances, il ne vaudrait pas mieux qu'un peuple fût athée que fanatique; mais si, dans la durée des temps et pour les hommes en général, il ne vaut pas mieux que les peuples abusent quelquefois de la religion que de n'en point avoir.

L'effet inévitable de l'athéisme, dit un grand homme, est de nous conduire à l'idée de notre indépendance, et conséquemment de notre révolte. Quel écueil pour toutes les vertus les plus nécessaires au maintien de l'ordre social!

Le scepticisme de l'athée isole les hommes autant que la religion les unit; il ne les rend pas tolérants, mais frondeurs ; il dénoue tous les fils qui nous attachent les uns aux autres; il se sépare de tout ce qui le gêne, et il méprise tout ce que les autres croient; il dessèche la sensibilité; il étouffe tous les mouvements spontanés de la nature; il fortifie l'amour-propre, et le fait dégénérer en un sombre égoïsme; il substitue des doutes à des vérités; il arme les passions, et il est impuissant contre les erreurs; il n'établit aucun système, il laisse à chacun le droit d'en faire; il inspire des prétentions sans donner des lumières; il mène par la licence des opinions à celle des vices; il flétrit le cœur : il brise tous les liens; il dissout la société.

L'athéisme aurait-il du moins l'effet d'éteindre toute superslition, tout fanatisme? il est impossible de le penser.

La superstition et le fanatisme ont leur principe dans les imperfections de la nature humaine.

La superstition est une suite de l'ignorance et des préjugés. Ce qui la caractérise, est de se trouver unie à quelqu'un de ces mouvements secrets et confus de l'âme, qui sont ordinaire

ment produits par trop de timidité ou par trop de confiance, et qui intéressent plus ou moins vivement la conscience en faveur des écarts de l'imagination ou des préjugés de l'esprit. On peut définir la superstition une croyance aveugle, erronée ou excessive, qui tient presque uniquement à la manière dont nous sommes affectés, et que nous réduisons, par un sentiment quelconque de respect ou de crainte, en règle de conduite ou en principe de mœurs.

Avec une imagination vive, avec une âme faible, ou avec un esprit peu éclairé, on peut être superstitieux dans les choses naturelles, comme dans les choses religieuses. Il n'est pas contradictoire d'être à la fois impie et superstitieux; nous en prenons à témoin les incrédules du moyen âge et quelques athées de nos jours.

D'autre part, toute opinion quelconque, religieuse, politique, philosophique, peut faire des enthousiastes et des fanatiques. De simples questions de grammaire nous ont fait courir le risque d'une guerre civile. On s'est quelquefois battu pour le choix d'un histrion.

D'après le mot d'un célèbre ministre, la dernière guerre, dans laquelle la France a si glorieusement soutenu le poids de l'univers, a-t-elle été autre chose que la guerre des opinions armées, et y a-t-il une guerre religieuse qui ait fait répandre plus de sang?

On ne saurait donc imputer exclusivement à la religion des maux qui ont existé et qui existeraient encore sans elle.

Loin que la superstition soit née de l'établissement des religions positives, on peut affirmer que, sans le frein des doctrines et des institutions religieuses, il n'y aurait plus de terme à la crédulité, à la superstition, à l'imposture. Les hommes, en général, ont besoin d'être croyants, pour n'être pas crédules; ils ont besoin d'un culte, pour n'être pas superstitieux.

En effet, comme il faut un code de lois pour régler les intérêts, il faut un dépôt de doctrine pour fixer les opinions. Sans cela, suivant l'expression de Montaigne, il n'y a plus rien de certain que l'incertitude même.

La religion positive est une digue, une barrière, qui seule peut nous rassurer contre ce torrent d'opinions fausses et plus ou moins dangereuses, que le délire de la raison humaine peut inventer.

Craindrait-on de ne remédier à rien, en remplaçant les faux systèmes de philosophie par de faux systèmes de religion? La question sur la vérité ou sur la fausseté de telle ou telle autre religion positive, n'est qu'une pure question théologique qui nous est étrangère. Les religions, même fausses, ont au moins l'avantage de mettre obstacle à l'introduction des doctrines arbitraires; les individus ont un centre de croyance; les gouvernements sont rassurés sur des dogmes, une fois connus, qui ne changent pas; la superstition est, pour ainsi dire, régularisée, circonscrite et resserrée dans des bornes qu'elle ne peut ou qu'elle n'ose franchir.

Il n'y a point à balancer entre de faux systèmes de philosophie et de faux systèmes de religion. Les faux systèmes de philosophie rendent l'esprit contentieux et laissent le cœur froid; les faux systèmes de religion ont au moins l'effet de rallier les hommes à quelques idées communes et de les disposer à quelques vertus. Si les faux systèmes de religion nous façonnent à la crédulité, les faux systèmes de philosophie nous conduisent au scepticisme; or, les hommes en général, plus faits pour agir que pour méditer, ont plus besoin, dans toutes les choses pratiques, de motifs déterminants que de subtilités et de doutes. Le philosophe lui-même a besoin, autant que la multitude, du courage d'ignorer et de la sagesse de croire, car il ne peut ni tout connaître, ni tout comprendre.

Ne craignons pas le retour du fanatisme : nos mœurs, nos lumières empêchent ce retour. Honorons les lettres, cultivons les sciences, en respectant la religion, et nous serons philosophes sans impiété, et religieux sans fanatisme.

Ce qui est inconcevable, c'est que dans le moment même où l'on annonce que la protection donnée aux institutions religieuses pourrait nous replonger dans des superstitions fana

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