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Byron sentoit que ses fortunes étoient d'une croissance fréle et hâtive; dans ses moments de doute sur la gloire, puisqu'il ne croyoit pas à une autre immortalité, il ne lui restoit de joie que le néant. Ses dégoûts eussent été moins amers, sa fuite ici-bas moins stérile, s'il eût changé de voie : au bout de ses passions épuisées, quelque généreux effort l'auroit fait parvenir à une existence nouvelle. On est incrédule parce qu'on s'arrête à la surface de la matière : creusez la terre, vous trouverez le ciel.

Déjà j'étois revenu des forêts américaines, lorsque, auprès de Londres, sous l'orme de Childe-Harold enfant, je rêvai les ennuis de René et le vague de sa tristesse. J'avois vu la trace des premiers pas de Byron dans les sentiers de la colline d'Harrow; j'ai rencontré les vestiges de ses derniers pas à l'une des stations de son pèlerinage; non je les cherchois en vain, ces vestiges. Soulevé par l'ouragan, le sable a couvert l'empreinte des fers du coursier demeuré sans « Pêcheur de Malamoco, as-tu entendu parler de lord Il chevauchoit presque tous les jours ici. - Sais-tu où il

maître Byron?

est allé? »

Ce fut un jour d'orage: prêt à périr entre Malte et les Sirtes, j'enfermai dans une bouteille vide ce billet: F.-A. de Chateaubriaud, naufragé sur l'île de Lampedouse, le 26 décembre 1806, en revenant de la Terre Sainte'. Un verre fragile, quelques lignes ballottées sur un abîme sans ford, est tout ce qui convenoit à ma fortune et à ma mémoire. Les courants auroient peut-être poussé mon épitaphe vagabonde au Lido, à la borne même où Byron avoit marqué sa sépulture, comme le flot des ans a rejeté à ce bord ma vie errante.

Venise, quand je vous vis pour la première fois, vous étiez sous l'empire du grand homme, votre oppresseur et le mien : une île attendoit sa tombe; une île est la vôtre. Vous dormez l'un et l'autre immortels dans vos Sainte-Hélène. O Venise! nos destins ont été pareils! mes songes s'évauouissent à mesure que vos palais s'écroulent; les heures de mon printemps se sont noircies, comme les arabesques dont le faîte de vos monuments est orné. Mais vous périssez à votre insu; moi, je sais mes ruines. Votre ciel voluptueux, la vénusté des flots qui vous lavent m'ont retrouvé dans ces derniers jours aussi sensible à vos charmes que je le fus jamais. Inutilement je vieillis; l'énergie de ma nature s'est resserrée au fond de mon cœur; les ans n'ont réussi qu'à chasser ma jeunesse extérieure, à la faire entrer dans mon sein. Mais que me font ces brises du Lido, si chères au poëte de la fille

Itinéraire.

de Ravenne? Le vent qui souffle sur une tête a demi dépouillée ne vient d'aucun rivage heureux1.

CONCLUSION.

Au surplus, la petite chicane que j'ai faite dans mes Mémoires d'outre-tombe au plus grand poëte que l'Angleterre ait eu depuis Milton ne prouve qu'une chose le haut prix que j'aurois attaché au moindre souvenir de sa muse. Maintenant, lecteur, ne vous semble-t-il pas que nous achevons une course rapide parmi des ruines, comme celle que je fis autrefois sur les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage? En passant de renommée en renommée, en les voyant s'abîmer tour à tour, n'éprouvez-vous pas un sentiment de tristesse?

Regardez derrière vous; demandez-vous que sont devenus ces siècles éclatants et tumultueux où vécurent Shakespeare et Milton, Henri VIII et Élisabeth, Cromwell et Guillaume, Pitt et Burke : tout cela est fini; supériorités et médiocrités, haines et amours, félicités et misères, oppresseurs et opprimés, bourreaux et victimes, rois et peuples, tout dort dans le même silence et dans la même poussière. Et cependant de quoi nous sommes-nous occupés? de la partie la plus vivante de la nature humaine, du génie qui reste à peine comme une ombre des vieux jours au milieu de nous, mais qui ne vit plus pour lui-même, et ignore s'il a jamais été.

Combien de fois l'Angleterre, dans ce tableau de dix siècles, a-t-elle été détruite sous nos yeux ! A travers combien de révolutions n'avonsnous point passé pour arriver au bord d'une révolution plus grande, plus profonde, et qui enveloppera la postérité! J'ai vu ces fameux parlements britanniques dans toute leur puissance : que deviendrontils? J'ai vu l'Angleterre dans ses anciennes mœurs et son ancienne prospérité partout la petite église solitaire avec sa tour, le cimetière de campagne de Gray, des chemins étroits et sablés, des vallons remplis de vaches, des bruyères marbrées de moutons, des parcs, des châteaux, des villes; peu de grands bois, peu d'oiseaux, le vent de la mer. Ce n'étoient pas là ces champs de l'Andalousie où je trouvois les vieux chrétiens et les jeunes amours, parmi les débris voluptueux du palais des Maures, au milieu des aloès et des palmiers; ce n'étoit pas là cette campagne romaine dont le charme irrésistible me rappeloit

1. Fin de la citation des Mémoires.

sans cesse; ces flots et ce soleil n'étoient pas ceux qui baignent et éclaire le promontoire sur lequel Platon enseignoit ses disciples, ce Sunium où j'entendois chanter le grillon qui demandoit en vain à Minerve le foyer des prêtres de son temple; mais enfin telle qu'elle étoit, cette Angleterre, entourée de ses navires, couverte de ses troupeaux et professant le culte de ses grands hommes, étoit char

mante.

Aujourd'hui ses vallées sont obscurcies par les fumées des forges et des manufactures, ses chemins changés en ornières de fer, et sur ces chemins, au lieu de Milton et de Shakespeare, on voit passer des chaudières errantes. Déjà ces pépinières de la science où grandirent les palmes de la gloire, Oxford et Cambridge, qui seront bientôt dépouillées, prennent un air désert: leurs colléges et leurs chapelles gothiques, demi abandonnés, affligent les regards; dans leurs cloîtres poudreux, auprès des pierres sépulcrales du moyen âge, reposent oubliées les annales de marbre de ces peuples de la Grèce qui ne sont plus; ruines qui gardent les ruines.

La société telle qu'elle est aujourd'hui n'existera pas à mesure que l'instruction descend dans les classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l'ordre social depuis le commencement du monde; plaie qui est la cause de tous les malaises et de toutes les agitations populaires. La trop grande inégalité des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu'elle a été cachée d'un côté par l'ignorance, de l'autre par l'organisation factice de la cité; mais aussitôt que cette inégalité est généralement aperçue, le coup mortel est porté.

Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques; essayez de persuader au pauvre, quand il saura lire, au pauvre à qui la parole est portée chaque jour par la presse, de ville en ville, de village en village, essayez de persuader à ce pauvre, possédant les mêmes lumières et la même intelligence que vous, qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que tel homme, son voisin, a sans travail mille fois le superflu de la vie, vos efforts seront inutiles: ne demandez point à la foule des vertus au delà de la nature.

Le développement matériel de la société accroîtra le développement des esprits. Lorsque la vapeur sera perfectionnée, lorsque, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparoître les distances, ce ne seront pas seulement les marchandises qui voyageront d'un bout du globe à l'autre avec la rapidité de l'éclair, mais encore les idées. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers États, comme elles le sont déjà entre les

provinces d'un même État; quand le salaire, qui n'est que l'esclavage prolongé, se sera émancipé à l'aide de l'égalité établie entre le producteur et le consommateur; quand les divers pays prenant les mœurs les uns des autres, abandonnant les préjugés nationaux, les vieilles idées de suprématie ou de conquête, tendront à l'unité des peuples, par quel moyen ferez-vous rétrograder la société vers des principes épuisés ? Bonaparte lui-même ne l'a pu : l'égalité et la liberté, auxquelles il opposa la barre inflexible de son génie, ont repris leur cours et emportent ses œuvres; le monde de force qu'il créa s'évanouit; ses institutions défaillent; sa race même a disparu avec son fils. La lumière qu'il fit n'étoit qu'un météore; il ne demeure et ne demeurera de Napoléon que sa mémoire :

A toi, Napoléon, l'Éternel en sa force

T'ai rachera ton peuple ainsi qu'un vain lambeau :

Sa colère entrera dans ton étroit tombeau 1.

Il n'y avoit qu'une seule monarchie en Europe, la monarchie françoise; toutes les autres en étoient filles, toutes s'en iront avec leur mère. Les rois, jusque ici, à leur insu, avoient vécu derrière cette monarchie de mille ans, à l'abri d'une race incorporée, pour ainsi dire, avec les siècles. Quand le souffle de la révolution eut jeté à bas cette race, Bonaparte vint; il soutint les princes chancelants sur des trônes par lui abattus et relevés. Bonaparte passé. les monarques restants vivent tapis dans les ruines du Colisée napoleonien, comme les ermites à qui l'on fait l'aumône dans le Colisée de Rome; mais bientôt ces ruines mêmes leur manqueront.

La légitimité eût pu encore conduire le monde pendant plus d'un siècle à une transformation insensiblement accomplie, sans secousse et sans catastrophe: plus d'un siècle étoit encore nécessaire pour achever, sous une tutelle paternelle, l'éducation libre des peuples. Contre des fautes très-réparables se sont armées des passions qui n'ont pas vu d'abord que tout pouvoit s'arranger, et que le monde pouvoit être encore redevable à la légitimité d'un immense et dernier bienfait. Au lieu de descendre sur une pente douce et facile, il faudra donc continuer de marcher par des voies fangeuses ou coupées d'abîmes. Qu'est-ce que des haltes de quelques mois, de quelques années, pour une nation lancée à l'aventure dans un espace sans bornes? Quel esprit assez peu clairvoyant pourroit prendre ces intervalles de repos pour un repos définitif? Une étape est-elle un festin

1, Napoléon, par Edgar Quinet.

permanent? Le voyageur qui s'assied sur le bord de la route afin de se délasser est-il arrivé au bout de sa course? Tout pouvoir renversé, non par le hasard, mais par le temps, par un changement graduellement opéré dans les convictions ou dans les idées, ne se rétablit plus; en vain vous essayeriez de le relever sous un autre nom, de le rajeunir sous une forme nouvelle, il ne peut rajuster ses membres disloqués dans la poussière où il git, objet d'insulte ou de risée. De la divinité qu'on s'étoit forgée, devant laquelle on avoit fléchi le genou, il ne reste que d'ironiques misères : lorsque les chrétiens brisèrent les dieux de l'Égypte, ils virent s'échapper des rats de la tête des idoles. Tout s'en va : il ne sort pas aujourd'hui un enfant des entrailles de sa mère qui ne soit un ennemi de la vieille société.

Mais quand atteindra-t-on à ce qui doit rester? Quand la société, composée jadis d'agrégations et de familles concentriques, depuis le foyer du laboureur jusqu'au foyer du roi, se recomposera-t-elle dans un système inconnu, dans un système plus rapproché de la nature, d'après des idées et à l'aide de moyens qui sont à naître? Dieu le sait. Qui peut calculer la résistance des passions, le froissement des vanités, les perturbations, les accidents de l'histoire? Une guerre survenue, l'apparition à la tête d'un État d'un homme d'esprit ou d'un homme stupide, le plus petit événement, peuvent refouler, suspendre ou hâter la marche des nations. Plus d'une fois la mort engourdira des races pleines de feu, versera le silence sur des événements prêts à s'accomplir, comme un peu de neige tombée pendant la nuit fait cesser les bruits d'une grande cité.

Le manque d'énergie à l'époque où nous vivons, l'absence des capacités, la nullité ou la dégradation des caractères, trop souvent étrangers à l'honneur et voués à l'intérêt, l'extinction du sens moral et religieux, l'indifférence pour le bien et le mal, pour le vice et la vertu, le culte du crime, l'insouciance et l'apathie avec laquelle nous assistons à des événements qui jadis auroient remué le monde, la privation des conditions de vie qui semblent nécessaires à l'ordre social, toutes ces choses pourroient faire croire que le dénouement approche, que la toile va se lever, qu'un autre spectacle va paroître; nullement. D'autres hommes ne sont pas cachés derrière les hommes actuels; ce qui frappe nos yeux n'est pas une exception, c'est l'état commun des mœurs, des idées et des passions; c'est la grande et universelle maladie d'un monde qui se dissout. Si tout changeoit demain avec la proclamation d'autres principes, nous ne verrions que ce que nous voyons: rêveries dans les uns, fureur dans les autres, également impuissantes, également infécondes.

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