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pendance, ont eu bien d'autres obstacles à surmonter que les colonies anglo-américaines, nourries au gouvernement représentatif avant d'avoir rompu le foible lien qui les attachoit au sein maternel.

Une seule république s'est formée en Europe à l'aide du protestantisme, la république hollandoise; mais la Hollande appartenoit à ces communes industrielles des Pays-Bas qui pendant plus de quatre siècles luttèrent pour secouer le joug de leurs princes, et s'administrèrent en forme de républiques municipales, toutes zélées catholiques qu'elles étoient. Philippe II et les princes de la maison d'Autriche ne purent étouffer dans la Belgique cet esprit d'indépendance, et ce sont des prêtres catholiques qui l'ont rendue un moment, aujourd'hui même, à l'état républicain.

Une branche de lutheranisme a seule été politique, la branche calviniste avec ses rameaux divers, en allant de l'anabaptiste au socinien; néanmoins, cette branche n'a dans le fait rien produit pour la liberté populaire. En France, le calvinisme eut pour disciples des prêtres et des nobles. Si Knox et Buchanan, en Écosse, prêchèrent la souveraineté du peuple, le jésuite Mariana, La Boëtie et Bodin répandirent les mêmes doctrines parmi les catholiques. On verra que Milton, ennemi de ces rois protestants qu'il ne put cependant empêcher de remonter sur le trône, étoit aussi partisan de la république aristocratique et grand adversaire de l'égalité et de la démocratie.

Concluons de l'étroite investigation des faits que le protestantisme n'a point affranchi les peuples : il a apporté aux hommes la liberté philosophique, non la liberté politique: or la première liberté n'a conquis nulle part la seconde, si ce n'est en France, vraie patrie de la catholicité. Comment arrive-t-il que l'Allemagne, très-philosophique de sa nature, et déjà armée du protestantisme, n'ait pas fait un pas vers la liberté politique dans le XVIIe siècle, tandis que la France, très-peu philosophique de tempérament, et sous le joug du catholicisme, a gagné dans le même siècle toutes ses libertés?

Descartes, fondateur du doute raisonné, auteur de la Méthode et des Méditations, destructeur du dogmatisme scolastique; Descartes, qui soutenoit que pour atteindre à la vérité il falloit se défaire de toutes les opinions reçues, Descartes fut toléré à Rome, pensionné du cardinal Mazarin et persécuté par les théologiens de la Hollande.

L'homme de théorie méprise souverainement la pratique de la hauteur de sa doctrine, jugeant les choses et les peuples, méditant sur les lois générales de la société, portant la hardiesse de ses recherches jusque dans les mystères de la nature divine, il se sent et se croit indépendant parce qu'il n'a que le corps d'enchaîné. Penser

tout et ne faire rien, c'est à la fois le caractère et la vertu du génie philosophique : ce génie désire le bonheur du genre humain, le spectacle de la liberté le charme, mais peu lui importe de le voir par les fenêtres d'une prison. Comme Socrate, le protestantisme a été un accoucheur d'esprits; malheureusement, les intelligences qu'il a mises au jour n'ont été jusque ici que de belles esclaves.

Au surplus, la plupart de ces réflexions sur la religion réformée ne se doivent appliquer qu'au passé aujourd'hui les protestants, pas plus que les catholiques, ne sont ce qu'ils ont été; les premiers même ont gagné en imagination, en poésie, en éloquence, en raison, en liberté, en vraie piété, ce que les seconds ont perdu. Les antipathies entre les diverses communions n'existent plus; les enfants du Christ, de quelque lignée qu'ils proviennent, se sont resserrés au pied du Calvaire, souche commune de la famille. Les désordres et l'ambition de la cour romaine ont cessé; il n'est plus resté au Vatican que la vertu des premiers évêques, la protection des arts et la majesté des souvenirs. Tout tend à recomposer l'unité catholique; avec quelques concessions de part et d'autre, l'accord seroit bientôt fait. Pour jeter un nouvel éclat, le christianisme n'attend qu'un génie supérieur venu à son heure et dans sa place. La religion chrétienne entre dans une ère nouvelle; comme les institutions et les mœurs, elle subit la troisième transformation; elle cesse d'être politique selon le vieil artifice social: elle marche au grand principe de l'Évangile, l'égalité démocratique naturelle devant les hommes, comme elle l'avoit déjà reconnue devant Dieu; elle devient philosophique, sans cesser d'être divine; son cercle flexible s'étend avec les lumières et les libertés, tandis que la Croix marque à jamais son centre immobile.

COMMENCEMENT DE LA LITTÉRATURE PROTESTANTE.

KNOX. BUCHANAN.

Quand une fois une route est ouverte, il ne manque pas d'hommes qui s'y viennent précipiter: Henri VIII suivit bientôt Luther. En établissant la plus rude des tyrannies religieuses et politiques, il montra

combien la réformation étoit favorable à l'indépendance des opinions et à la liberté.

Bien que je vienne d'avancer que le beau subsista de préférence dans les lettres là où les auteurs se rapprochèrent davantage du génie de l'Église romaine, il faut convenir toutefois que le changement de religion n'apporta pas une altération immédiate dans la littérature angloise: pourquoi ? Parce que la réformation eut lieu, comme je l'ai dit plus haut, avant que la langue fût sortie de la barbarie : tous les grands écrivains parurent après le règne de Henri VIII.

Mais si les innovations dans le culte, en raison de l'époque où elles furent introduites, n'établirent pas une ligne de démarcation trèsvisible dans l'échelle ascendante de la littérature, elles en tracèrent une très-profonde dans l'échelle descendante. La littérature en Europe fut coupée en deux par la réformation; chaque part forma une littérature rivale et souvent ennemie l'une de l'autre.

Ce seroit le sujet d'un ouvrage utile pour le goût, curieux pour la critique, philosophique pour l'histoire de l'esprit humain, que l'examen et la comparaison de la littérature catholique et de la littérature protestante, depuis la division des idées par le schisme. Les lettres en Angleterre, en Écosse, en Allemagne, en Hollande, dans la France calviniste, ne sont ni les lettres dans la France restée fidèle à ses autels, ni les lettres en Espagne et en Italie. Qu'auroient été Milton, Addison, Hume, Robertson, catholiques? Que seroient devenus Racine, Bossuet, Massillon, Bourdaloue, protestants? Ces deux littératures opposées ont agi et réagi l'une sur l'autre. L'éloquence de la chaire, par exemple, a changé de route depuis la réformation : les pasteurs ont prêché la morale, les prêtres le dogme; ces derniers ne parurent plus occupés qu'à se défendre, pressés entre Luther, qui les poursuivoit, et Voltaire, qui s'avançoit au-devant d'eux. Les protestants allèrent trop loin; les catholiques restèrent trop en arrière.

La politique et la philosophie envahirent la littérature de la réformation; cette littérature devint roide et raisonneuse. Knox, prêtre écossois apostat, qui fit pleurer l'infortunée Marie Stuart par son menaçant fanatisme, qui publia Le premier son de la trompette contre le gouvernement des femmes, qui établit le dogme de la souveraineté du peuple en matière religieuse et politique plebis est religionem reformare; principes ob justas causas deponi possunt, etc. L'évêque de Luçon, depuis cardinal de Richelieu, réfuta les principes de Knox dans un ouvrage de controverse : « Les vostres, dit-il, ont escrit que par droict divin et humain, il est permis de tuer les roys impies, que c'est chose conforme à la parole de Dieu, qu'un homme privé par spé

cial instinct peut tuer un tyran, doctrine détestable en touts poincts, qui n'entrera jamais en la pensée de l'Église catholique. »>

Buchanan développa les mêmes principes que Knox dans son Traité De Jure regni apud Scotos; Knox et Buchanan vivoient au commencement de la réformation; ils étoient liés avec Calvin et Théodore de Beze; tous deux, contemporains de Henri VIII, avoient écrit comme catholiques avant d'écrire comme protestants. - Knox fut prêtre, Buchanan précepteur domestique de Montaigne : on peut voir dans les écrits en prose du premier et dans les poésies du second comment les doctrines nouvelles avoient modifié leur génie.

HENRI VIII AUTEUR.

On pourroit étudier dans les propres ouvrages de Henri VIII la même métamorphose du style et des idées. Il y avoit loin de « l'Instruction du Chrétien » (Institution of a Christian man): de « la Science du Chrétien » (Erudition of a Christian man), à l'Assertio septem Sacramentorum; traité, dit Hume, qui ne fait pas tort à sa capacité (de Henri VIII), « which does no discredit to his capacity ». L'apôtre-roi, dans son impartialité, faisoit brûler ensemble un luthérien et un catholique.

Nous avons vu comment la colère de Luther fut provoquée par l'ouvrage de Henri VIII. On ne sait guère aujourd'hui que l'Assertio eut une multitude d'éditions: publiée en 1521, on la trouve encore réimprimée quarante ans après, à Paris, en 1562. Elle est précédée d'une dédicace de l'invincible Henri au pape Léon X. Henri prie Sa Sainteté de l'excuser d'avoir, tout jeune qu'il est (lui Henri), au milieu de l'occupation des armes et des soins divers du trône, osé défendre la religion; mais il n'a pu voir attaquer les choses saintes, l'hérésie déborder de toutes parts, sans en être indigné : il envoie son travail au vrai juge, afin qu'il le corrige s'il y trouve des erreurs.

Le doux et benin roi s'adresse ensuite aux lecteurs; il leur déclare que sans éloquence et sans savoir, seulement excité par la fidélité et la piété envers sa mère, l'Église, épouse du Christ, il vient combattre pour elle; il leur demande si jamais une pareille peste (la doctrine luthérienne) s'est répandue parmi le troupeau du Seigneur; si jamais serpent eut un poison pareil à celui que distille le livre de la Captivité de Babylone?

De là, entrant en matière, il dit un mot des indulgences et soutient la croyance du purgatoire. Il met Luther en opposition avec lui-même,

et affirme qu'il falsifie le Nouveau Testament; il établit par l'autorité des canons et par la tradition historique le pouvoir universel de la papauté; il argumente en faveur des sept sacrements. Quant à l'eucharistie, il répond à l'objection contre l'eau, que si l'Église catholique mêle l'eau au vin dans le calice, c'est que du côté du Christ mourant il sortit du sang et de l'eau, quia aqua cum sanguine de latere morientis effluxit. Il invite enfin dans sa peroraison tous les chrétiens à se réunir contre Luther, comme ils se réuniroient contre les Turcs, les Sarrasins et tous les infidèles, adversus Turcas, adversus Saracenos, adversus quicquid est uspiam infidelium consisterint.

Le docteur Martin se fâcha et outragea le docteur Henri. Henri en écrivit à son cousin le duc de Saxe. Celui-ci prêcha Luther, et le moine consentit à adresser au roi une lettre plus modérée. Elle est datée de Wittemberg, le 1er septembre 1525: à entendre le réformateur repentant, il ne s'est pas emporté contre le souverain, mais contre des misérables qui ont osé mettre un libelle sous le nom d'un auguste monarque. Il espère que le roi voudra bien lui faire une réponse clémente et bénigne : « de ta majesté rovale. le très-soumis Martin Luther, signé de ma propre main. >>

Dans sa réplique, Henri s'excuse de n'avoir pas répondu plus tôt; la lettre de Luther ne lui est pas arrivée directement: elle s'est égarée en chemin. Il dit ensuite au nouvel apôtre que ses erreurs sont honteuses et ses hérésies insensées; que son érudition et ses raisonnements, ni appuyés ni soutenus, prouvent une impudence obstinée : <«< Si tu as une véritable repentance, Luther, ce n'est pas à mes pieds qu'il faut te prosterner, mais aux pieds de Dieu. >>

Le roi qui fut le mari de six femmes, qui envoya deux reines à l'échafaud, qui chassa les religieuses et les moines de leurs couvents, qui fonda une église où le clergé se marie, où les vœux monastiques sont abolis, crie à Luther : « Rends au cloître la chétive femme (muliercula), épouse adultère du Christ, avec laquelle tu vis sous le nom d'époux dans une très-scélérate débauche et une double damnation. Passe le reste de tes jours dans les larmes et les gémissements pour la foule de tes péchés; retourne à ton monastère : là tu pourras rétracter tes erreurs, et, par le salut de ton âme, racheter les périls de ton corps. Là, gémissant sur tes hérésies pestilentielles, sur tes erreurs dissolues, implore la miséricorde divine, non avec une confiante arrogance, un geste, un verbe, un esprit publicains, mais avec une pénitence assidue. Change-toi; amende-toi jusque là je serai contristé; toi tu seras perdu, et par toi, malheureux, une multitude périra. >>

Afin qu'il ne manquât rien à cette scène, Léon X décerna à Henri VIII

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