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L'ordre social, en dehors de l'ordre politique, se compose de la religion, de l'intelligence et de l'industrie matérielle : il y a toujours chez une nation au moment des catastrophes, et parmi les plus grands événements, un prêtre qui prie, un poëte qui chante, un auteur qui écrit, un savant qui médite, ur peintre, un statuaire, un architecte, qui peint, sculpte et bâtit, un ouvrier qui travaille. Ces hommes marchent à côté des révolutions, et semblent vivre d'une vie à part: si vous ne voyez qu'eux, vous voyez un monde réel, vrai, immuable, base de l'édifice humain, mais qui paroît fictif et étranger à la société de convention, à la société politique. Seulement, le prêtre dans son cantique, le poëte, le savant, l'artiste, dans leurs compositions, l'ouvrier dans son travail, révèlent, de fois à autre, l'époque où ils vivent, marquent le contre-coup des événements qui leur firent répandre avec plus d'abondance leurs sueurs, leurs plaintes et les dons de leur génie.

Pour détruire cette illusion de deux vues présentées séparément, pour ne pas créer le mensonge que j'indique au commencement de ce chapitre, pour ne pas jeter tout à coup le lecteur non préparé dans l'histoire des chansons, des ouvrages et des auteurs des premiers siècles de la littérature angloise, je crois à propos de reproduire ici le tableau général du moyen âge: ces prolegomènes serviront à l'intelligence du sujet.

MOYEN AGE.

LOIS ET MONUMENTS.

Le moyen âge offre un tableau bizarre, qui semble être le produit d'une imagination puissante, mais déréglée. Dans l'antiquité, chaque nation sort, pour ainsi dire, de sa propre source; un esprit primitif, qui pénètre tout et se fait sentir partout, rend homogènes les institutions et les mœurs. La société du moyen âge étoit composée des débris de mille autres sociétés : la civilisation romaine, le paganisme même y avoient laissé des traces; la religion chrétienne y apportoit ses croyances et ses solennités; les barbares franks, goths, burgondes, anglo-saxons, danois, normands, retenoient les usages et le caractère propres à leurs races. Tous les genres de propriété se mêloient, toutes les espèces de lois se confondoient, l'aleu, le fief, la main

morte, le code, le digeste, les lois salique, gombette, visigothe, le droit coutumier; toutes les formes de liberté et de servitude se rencontroient; la liberté monarchique du roi, la liberté aristocratique du noble, la liberté individuelle du prêtre, la liberté collective des communes, ia liberté privilégiée des villes, de la magistrature, des corps de métiers et des marchands, la liberté représentative de la nation, l'esclavage romain, le servage barbare, la servitude de l'urbain. De là ces spectateurs incohérents, ces usages qui se paroissent contredire, qui ne se tiennent que par le lien de la religion. On diroit de peuples divers sans aucun rapport les uns avec les autres, mais seulement convenus de vivre sous un commun maître, autour d'un même autel.

Jusque dans son apparence extérieure, l'Europe offroit alors un tableau plus pittoresque et plus national qu'elle ne le présente aujourd'hui. Aux monuments nés de notre religion et de nos mœurs, nous avons substitué, par affectation de l'architecture bâtarde romaine, des monuments qui ne sont ni en harmonie avec notre ciel ni appropriés à nos besoins; froide et servile copie, laquelle a introduit le mensonge dans nos arts, comme le calque de la littérature latine a détruit dans notre littérature l'originalité du génie frank. Ce n'étoit pas ainsi qu'imitoit le moyen âge; les esprits de ce temps-là admiroient aussi les Grecs et les Romains; ils recherchoient et étudioient leurs ouvrages, mais au lieu de s'en laisser dominer, ils les maîtrisoient, les façonnoient à leur guise, les rendoient françois, et ajoutoient à leur beauté par cette métamorphose pleine de création et d'indépendance.

Les premières églises chrétiennes dans l'Occident ne furent que des temples retournés le culte païen étoit extérieur, la décoration du temple fut extérieure; le culte chrétien étoit intérieur, la décoration de l'église fut intérieure. Les colonnes passèrent du dehors au dedans de l'édifice, comme dans les basiliques où se tinrent les assemblées des fidèles quand ils sortirent des cryptes et des catacombes. Les proportions de l'église surpassèrent en étendues celles du temple, parce que la foule chrétienne s'entassoit sous la voûte de l'église, et que la foule païenne étoit répandue sous le péristyle du temple. Mais lorsque les chrétiens devinrent les maîtres, ils changèrent cette économie, et ornèrent aussi du côté du paysage et du ciel leurs édifices.

Et afin que les appuis de la nef aérienne n'en déparassent pas la structure, le ciseau les avoit tailladés; on n'y voyoit plus que des arches de pont, des pyramides, des aiguilles et des statues.

Les ornements qui n'adhéroient pas à l'édifice se marioient à son style. les tombeaux étoient de forme gothique, et la basilique, qui s'élevoit comme

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un grand catafalque au-dessus d'eux, sembloit s'être moulée sur leur forme. Les arts du dessin participoient de ce goût fleuri et composite: sur les murs et sur les vitraux étoient peints des paysages, des scènes de la religion et de "'histoire nationale.

Dans les châteaux, les armoiries coloriées, encadrées dans des losanges d'or, formoient des plafonds semblables à ceux des beaux palais du cinque cento de l'Italie. L'écriture même étoit dessinée; l'hiéroglyphe germanique, substitué au jambage rectiligne romain, s'harmonioit avec les pierres sépulcrales. Les tours isolées, qui servoient de vedettes sur les hauteurs, les donjons enserrés dans les bois, ou suspendus sur la cime des rochers comme l'aire des vautours; les ponts pointus et étroits jetés hardiment sur les torrents; les villes fortifiées que l'on rencontroit à chaque pas, et dont les créneaux étoient à la fois les remparts et les ornements; les chapelles, les oratoires, les ermitages, placés dans les lieux les plus pittoresques au bord des chemins et des eaux; les beffrois, les flèches des paroisses de campagne, les abbayes, les monastères, les cathédrales; tous ces édifices que nous ne voyons plus qu'en petit nombre et dont le temps a noirci, obstrué, brisé les dentelles, avoient alors l'éclat de la jeunesse; ils sortoient des mains de l'ouvrier: l'œil, dans la blancheur de leurs pierres, ne perdoit rien de la légèreté de leurs détails, de l'élégance de leurs réseaux, de la variété de leurs guillochis, de leurs gravures, de leurs ciselures, de leurs découpures et de toutes les fantaisies d'une imagination libre et inépuisable.

Dans le court espace de dix-huit ans, de 1136 à 1454, il n'y eut pas moins de onze cent quinze châteaux bâtis dans la seule Angleterre.

La chrétienté élevoit à frais communs, au moyen des quêtes et des aumônes, les cathédrales dont chaque État particulier n'étoit pas assez riche pour payer les travaux, et dont presque aucune n'est achevée. Dans ces vastes et mystérieux édifices se gravoient en relief et en creux, comme avec un emportepièce, les parures de l'autel, les monogrammes sacrés, les vêtements et les choses à l'usage des prêtres. Les bannières, les croix de divers agencements, les calices, les ostensoirs, les dais, les chapes, les capuchons, les crosses, les mitres dont les formes se retrouvent dans le gothique, conservoient les symboles du culte en produisant des effets d'art inattendus. Assez souvent les gouttières et les gargouilles étoient taillées en figures de démons obscènes ou de moines vomissants. Cette architecture du moyen âge offroit un mélange du tragique et du bouffon, du gigantesque et du gracieux, comme les poëme et les romans de la même époque.

Les plantes de notre sol, les arbres de nos bois, le trèfle et le chêne décoroient aussi les églises, de même que l'acanthe et le palmier avoient embelli les temples du pays et du siècle de Périclès. Au dedans, une cathédrale étoit une forêt, un labyrinthe dont les mille arcades, à chaque mouvement du spectateur, se croisoient, se séparoient, s'enlaçoient de nouveau. Cette forêt étoit éclairée par des rosaces à jour incrustées de vitraux peints, qui ressembloient à des soleils brillants de mille couleurs sous la feuillée: en dehors, cette même cathédrale avoit l'air d'un monument auquel on auroit laissé sa cage, ses arcs-boutants et ses échafauds.

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La population en mouvement autour des édifices est décrite dans les chroniques et peinte dans les vignettes. Les diverses classes de la société et les habitants des différentes provinces se distinguoient, les uns par la forme des vêtements, les autres par des modes locales. Les populations n'avoient pas cet aspect uniforme qu'une même manière de se vêtir donne à cette heure aux habitants de nos villes et de nos campagnes. La noblesse, les chevaliers, les magistrats, les évêques, le clergé séculier, les religieux de tous les ordres, les pèlerins, les pénitents gris, noirs et blancs, les ermites, les confréries, les corps de métiers, les bourgeois, les paysans offroient une variété infinie de costumes: nous voyons encore quelque chose de cela en Italie. Sur ce point, il s'en faut rapporter aux arts: que peut faire le peintre de notre vêtement étriqué, de notre petit chapeau rond et de notre chapeau à trois cornes?

Du XII° au xiv siècle, le paysan et l'homme du peuple portèrent la jaquette ou la casaque grise liée aux flancs par un ceinturon. Le sayon de peau, le péliçon d'où est venu le surplis, étoient communs à tous les états. La pelisse fourrée et la robe longue orientale enveloppoient le chevalier quand il quittoit son armure; les manches de cette robe couvroient les mains; elle ressembloit au cafetan turc d'aujourd'hui; la toque ornée de plumes, le capuchon ou chaperon, tenoient lieu de turban. De la robe ample on passa à l'habit étroit, puis on revint à la robe, qui fut blasonnée. Les hauts-de-chausses, si courts et si serrés qu'ils en étoient indécents, s'arrêtoient au milieu de la cuisse; les bas-de-chausses étoient dissemblables; on avoit une jambe d'une couleur, une jambe d'une autre couleur. Il en étoit de même du hoqueton mi-parti noir et blanc, et du chaperon mi-parti bleu et rouge. « Et si

étoient leurs robes si étroites à vêtir et à dépouiller qu'il sembloit qu'on les écorchât. Les autres avoient leurs robes relevées sur les reins comme femmes, si avoient leurs chaperons découpés menuement tout en tour. Et si avoient leur chausse d'un drap et l'autre de l'autre. Et leur venoient leurs cornettes et leurs manches près de terre, et sembloient mieux être jongleurs qu'autres gens. Et pour ce ne fut pas merveilles si Dieu voulut corriger les méfaits des François par son fléau (la peste). »

Par-dessus la robe, dans les jours de cérémonie, on attachoit un manteau, tantôt court, tantôt long. Le manteau de Richard Ier étoit fait d'une étoffe à raies, semée de globes et de demi-lunes d'argent, à l'imitation du système céleste (Winesalf). Des colliers pendants servoient également de parure aux hommes et aux femmes.

Les souliers pointus et rembourrés à la poulaine furent longtemps en vogue. L'ouvrier en découpoit le dessus comme des fenêtres d'église; ils étoient longs de deux pieds pour le noble, ornés à l'extrémité de cornes, de griffes ou de figures grotesques: ils s'allongèrent encore, de sorte qu'il devint impossible de marcher sans en relever la pointe et l'attacher au genou avec une chaîne d'or ou d'argent. Les évêques excommunièrent les souliers à la poulaine et les traitèrent de péché contre nature. On déclara qu'ils étoient contre les bonnes mœurs, et inventés en dérision du Créateur. En Angleterre, un acte du parlement défendit aux cordonniers de fabriquer des souliers ou des bottines dont la pointe excédât deux pouces. Les larges babouches carrées par le bout remplacèrent la chaussure à bec. Les modes varioient autant que celles de nos jours; on connoissoit le chevalier ou la dame qui, le premier ou la première, avoit imaginé une haligote (mode) nouvelle: l'inventeur des souliers à la poulaine étoit le chevalier anglois Robert le Cornu. (W. Malmesbury.)

Les gentilfames usoient sur la peau d'un linge très-fin; elles étoient vêtues de tuniques montantes enveloppant la gorge, armoriées à droite de l'ecu de leur mari, à gauche de celui de leur famille. Tantôt elles portoient leurs cheveux ras, lissés sur le front et recouverts d'un petit bonnet entrelacé de rubans; tantôt elles les dérouloient épars sur leurs épaules; tantôt elles les bâtissoient en pyramide haute de trois pieds; elles y suspendoient ou des barbettes, ou de longs voiles, ou des banderoles de soie tombant jusqu'à terre et voltigeant au gré du vent; au temps de la reine Isabeau, on fut obligé d'élever et d'élargir les portes pour donner passage aux coiffures des châtelaines. Ces coiffures étoient soutenues par deux cornes recourbées, Charpente de l'édifice: du haut de ia corne, du côté droit, descendoit un tissu

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