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tendus par des lecteurs ordinaires; d'ailleurs, la science d'un poète doit paraître plutôt naturelle ou inspirée, que tirée des livres ou des écoles. Dryden, dans sa traduction de Virgile, s'est servi de quelques termes qui ne sont entendus que sur mer.

Milton emploie le terme bas-bord; quand il parle de bâtimens, il fait mention de colonnes doriques, de pilastres, de corniches, de frises, d'architraves; quand il traite des corps célestes, vous y rencontrez l'écliptique, l'excentrique, la trépidation, les étoiles tombant du zénith, les rayons qui dardent à plomb de l'équateur. On pourrait ajouter beaucoup d'autres exemples de même nature 1.

J'ai avancé que le dénouement d'un poème héroïque doit être heureux; c'est-à-dire qu'il faut que le lecteur soit conduit à travers le doute, la crainte, les chagrins et les inquiétudes, dans un état de satisfaction et de tranquillité. La fable de Milton, si recommandable par d'autres endroits, était défectueuse en ce point. Le poète a montré son jugement, aussi bien que la fécondité de son imagination, en trouvant une manière de remédier au défaut naturel de son sujet. La dernière fois qu'il nous présente l'adversaire du genre humain, il le plonge dans un abîme d'humiliation et de désespoir : nous le voyons, mâchant des cendres, rampant dans la poussière, accablé de peines et de tourmens. Au contraire, nos premiers pères sont rassurés par des songes et par des visions gracieuses, consolés par des promesses de salut, et portés, en quelque

Spectateur, no 297.

sorte, à un plus grand bonheur que celui qu'ils avaient perdu. Enfin, Satan est extrêmement misérable au milieu de ses triomphes, et Adam triomphe au fort de sa misère.

Le poème de Milton finit avec noblesse : les derniers discours d'Adam et de l'archange sont remplis de morale et de sentimens instructifs. Le sommeil qui surprend Ève, et qui sert à tranquilliser le désordre de son esprit, produit la même consolation dans l'esprit du lecteur, qui ne saurait passer sans un secret plaisir au dernier discours attribué à la mère du genre humain.

Héliodore, en ses Ethiopiques, nous avertit que le mouvement des dieux diffère de celui des mortels, en ce que les premiers ne remuent point les pieds, et ne marchent point pas à pas, mais glissent sur la surface de la terre, par un mouvement uniforme de tout le corps. Le lecteur peut observer la manière poétique avec laquelle Milton attribue le même mouvement aux anges qui devaient prendre possession du paradis.

L'auteur a encore imité la conduite de l'ange qui, dans la sainte Écriture, fut chargé de tirer hors de Sodome Lot et sa famille.

La scène qui surprend nos premiers pères, lorsqu'ils regardent derrière eux dans le paradis, frappe merveilleusement l'imagination du lecteur. Il n'y a rien de plus naturel que les larmes qu'ils versent dans cette conjonc

ture.

Le nombre des livres du Paradis perdu est égal à celui de l'Enéide. Notre auteur, dans sa première édition, avait divisé son poème en dix livres; mais depuis, au moyen de quelques petites additions, il partagea le septième et le dixième en deux livres. Si l'on y prend garde, on trouvera qu'il fit très judicieusement cette seconde division.

Il ne s'y porta point par l'amour d'une beauté aussi chimérique que cette conformité de nombre avec Virgile, mais pour disposer ce grand ouvrage d'une manière plus juste et plus régulière.

Ceux qui ont lu le P. Le Bossu et plusieurs des critiques qui ont écrit depuis, ne me pardonneraient pas si je manquais d'observer la morale particulière qui est insinuée dans le Paradis perdu. Quoique je ne pense pas, comme eux, qu'un auteur épique choisisse d'abord une certaine morale pour être le fondement de son poème, et qu'il y ajuste ensuite une histoire, je crois cependant qu'un poème héroïque serait imparfait si l'on n'en pouvait tirer quelque grande morale. Celle de Milton est la plus universelle, la plus utile que l'on puisse imaginer; elle se réduit, en peu de mots, à prouver que l'obéissance à la volonté de Dieu rend les hommes heureux, et que la désobéissance à ses ordres les rend misérables : c'est là visiblement la morale de la fable principale, si l'on considère qu'Adam et Ève restèrent dans le paradis tout le temps qu'ils gardèrent l'ordre formel qui leur avait été donné, et qu'ils en furent chassés dès qu'ils l'eurent transgressé. C'est aussi la morale de l'épisode principal, qui nous montre comment une multitude innombrable d'an

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fut précipitée dans les enfers par sa désobéissance. Outre la grande morale, que l'on peut regarder comme l'âme de la fable, il y a dans le cours de l'ouvrage une infinité de belles maximes qui rendent le poème plus utile et plus instructif qu'aucun autre.

Ceux qui ont travaillé sur l'Odyssée, sur l'Iliade, et sur l'Énéide, ont pris beaucoup de peine à fixer le nombre de mois ou de jours que l'action dure. Si quelqu'un veut se donner la peine d'examiner cette particularité

dans Milton, il trouvera que, depuis la première apparition d'Adam, dans le quatrième livre, jusqu'au temps qu'il est chassé du paradis, dans le douzième, il s'écoule dix jours. Quant à cette partie de l'action qui est décrite dans les trois premiers livres, comme elle ne se passe point dans les régions de la nature, elle n'est point sujette au calcul du temps.

Voilà toutes mes observations sur un ouvrage qui fait infiniment honneur à la nation anglaise. J'en ai donné une vue générale sous ces quatre considérations, la fable, les caractères, les sentimens, l'expression. J'ai ensuite remarqué ce qu'on pouvait reprocher à notre auteur sur ces quatre chefs : j'ai réduit ces objections à deux discours. J'en aurais pu augmenter le nombre, si j'avais été d'humeur à m'arrêter sur un sujet si ingrat; mais je crois que le plus sévère lecteur ne trouvera dans cet auteur aucune faute qui ne puisse se rapporter à ce que j'ai remarqué1.

Spectateur, no 369.

PARADISE LOST.

PARADIS PERDU.

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