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ques uns de ses manuscrits, et m'offrit d'abord une liste revue, corrigée et augmentée par lui-même, de toutes les éditions attribuées aux Plantins, en disant qu'elle ajouterait un prix inestimable à mon ouvrage. Je refusai ce cadeau, sous prétexte que la classe de lecteurs auxquels je destinais le fruit de mes veilles n'était pas assez éclairée pour sentir toute la valeur d'un pareil trésor. Il secoua la tête en souriant d'un air un peu dédaigneux, et me présenta ensuite la traduction d'un ouvrage en deux volumes intitulé: Elegantiores præstantium virorum satyræ. Il m'apprit que c'était une collection complète des injures que les savants les plus célèbres avaient écrites en grec ou en latin depuis plus de dix siècles. Je me défendis de l'accepter, en l'assurant que l'art de dire des injures ne s'était pas encore perdu, et que des hommes qui n'étaient pas savants pouvaient en tenir école. Là-dessus il remua le fond du carton, et en tira un cahier proprement écrit, qui avait pour titre : Éloge historique de Jansenius, évêque d'Ypres. « Ce discours, me dit-il, est le chef-d'oeuvre d'un ancien professeur de rhétorique du college de

Pézenas. Il est d'une éloquence nerveuse; la dialectique en serait approuvée par Aristote lui-même, et il est orné de citations qui font le plus bel effet. Je le mets fort au-dessus des oraisons funèbres de Bossuet; et, en l'insérant dans votre livre, vous rendrez service à tous les hommes de goût.» Je le priai d'observer que le siècle était si corrompu, et les bonnes doctrines tellement négligées, qu'il y avait cent à parier contre un que personne ne lirait le chef-d'oeuvre du professeur de Pézénas, et que je ferais conscience de l'exposer à un pareil affront.

Il me sut gré du ton respectueux avec lequel je parlais du panégyriste de Jansenius. «Vous avez raison, me répondit-il, nous sommes dans une décadence complète; le goût des livres s'affaiblit de jour en jour, et ce sont les progrès de la philosophie qui causent cette funeste indifférence. Depuis que les hommes se mêlent de penser, ils s'occupent moins des pensées des autres; on ne lit plus, et l'érudition est négligée d'une manière déplorable. Vos philosophes se font beaucoup valoir et

je gage que pas un d'entre eux ne serait en état de distinguer la bonne date d'un Alde ou d'un Elzévir. Au surplus, fouillez vous-même dans ce carton, et prenez ce qui vous conviendra. >>

Je parcourus alors divers papiers, et je tombai, à la fin, sur un manuscrit intitulé : Dialogue de Théophraste, traduit du grec en français par Polycarpe Duhamel.

« Je ne croyais pas, lui dis-je aussitôt, que Théophraste eût composé des dialogues.

>>>— Vous étiez dans l'erreur, répliqua-t-il. Diogène Laërce nous a laissé les titres de plus de deux cents traités que ce disciple d'Aristote a écrits sur différents sujets, parmi lesquels il fait entrer plusieurs dialogues. Ils se sont tous perdus dans les temps de barbarie, excepté celui dont j'ai fait la traduction. Je suis parvenu, non sans peine, à découvrir qu'il l'écrivit à l'âge de cent sept ans, après avoir mis la dernière main à son Traité des animaux sujets à l'envie. Ce manuscrit, que j'ai trouvé dans

les archives poudreuses d'une ancienne ab.. baye de Bernardins, qui s'occupaient de cuisine plus que de livres, est une précieuse relique de la littérature grecque. Je le léguerai par un article de mon testament à la bibliothèque royale, ainsi qu'un manuscrit arabe, écrit de la propre main du calife Aaaron-Al-Raschid. »

Je remerciai Duhamel, et je me retirai, emportant avec moi le dialogue suivant, que le lecteur aurait peut-être trouvé insipide, s'il n'avait pas été convaincu d'avance de sa haute antiquité. Il commence ainsi, en forme de prologue.

PROLOGUE.

Ménédème, Athénien de la tribu des Eumolpides, avait à peine atteint l'âge de trente ans, et déjà sa santé commençait à s'affaiblir. Il épuisa vainement les ressources de la médecine; enfin, accablé d'ennuis, au milieu de toutes les jouissances du luxe, il s'avisa de faire un voyage à Épidaure, et de présenter un coq d'or à Esculape, dans l'es

poir d'obtenir la prompte guérison de ses maux. Le prêtre reçut l'offrande avec empressement, consulta le serpent sacré, et dit à Ménédème :

<< Retournez dans votre pays; allez voir Théophraste, il vous donnera des conseils utiles.

» — Je ne connais d'autre Théophraste observa l'Athénien, qu'un philosophe qui s'amuse à chercher les causes de la pluie et du beau temps, et à peindre les caractères des hommes. Je ne crois pas qu'il ait jamais exercé l'art de la médecine.

>>- N'importe! répliqua le prêtre. Esculape ne peut vous tromper, et vous devez

avoir confiance dans ses oracles.

>>-Je ne suis pas si dupe que vous pensez, répondit Ménédème ; vous ou Esculape, vous vous moquez de moi. Si ce Dieu ne peut me guérir, un mortel aura-t-il plus de puissance? Rendez-moi mon coq, et je pars.

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