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II est temps que je vous ouvre mon cœur. Vous avez remarqué cette jeune femme en costume de vestale, que je vous montrai l'autre jour aux Tuileries: comment la trouvez-vous?

FREEMAN.

Mais elle m'a paru assez bien.

LE MAJOR.

Comment, assez bien! C'est la plus jolie femme de Paris, une créature céleste. De grands yeux bleus, une forêt de cheveux d'un blond cendré, la gorge la mieux placée, et tout le reste à l'avenant; ajoutez à cela une modestie, une ingénuité!... Elle est adorable.

FREEMAN.

Vous la connaissez ?

LE MAJOR.

Pas encore. Je n'ai même fait qu'entrevoir sa figure au travers de son voile de point d'Angleterre; mais je suis en passe de la

mieux connaître. Figurez-vous que, lorsque j'étais ravi en admiration devant elle, elle a levé un coin de son voile, et m'a lancé à la dérobée un regard qui est tombé comme une étincelle au fond de mon cœur. J'ai surle-champ ordonné à Gabriel de la suivre, et de m'en donner des nouvelles. Gabriel, que j'ai élevé depuis quelque temps à la dignité de valet de chambre, est un garçon d'esprit, fait exprès pour ces sortes de commissions. Il a vu la belle sortir des Tuileries avec sa mère : car j'avais oublié de vous dire qu'elle a une mère. Elles sont montées en voiture vis-à-vis du Pont-Royal, et la bonne femme a ordonné au cocher de les conduire à l'hôtel de Varsovie, rue de Provence. Vous pensez bien que Gabriel n'a pas oublié cette adresse; il a pris les informations nécessaires, et j'ai su que ces deux femmes sont étrangères et nouvellement débarquées. Elles arrivent de Pologne, et viennent passer quelque temps en France, soit pour se former le goût, soit pour voir un peu le monde et admirer les merveilles de Paris; elles sont très riches, et recommandées à nos meilleurs banquiers.

La mère a quelque envie de se faire présen

ter à la cour.

FREEMAN.

Quel est le nom de ces dames?

LE MAJOR.

La mère prend le titre de comtesse de Bataroski, et la jeune personne joint à ce nom celui de Pauliska.

FREEMAN.

Fort bien. Quelle est votre intention?

LE MAJOR.

Mon ami, je couche en joue la belle Pauliska; elle sera bien fine si elle m'échappe; j'ai déjà mis mes limiers en campagne, et avant la fin du jour j'aurai formé mon plan d'attaque.

FREEMAN.

Auriez-vous le projet d'épouser cette jeune

fille?

LE MAJOR.

Fi donc! mon ami, un homme comme moi se marier; vous n'y pensez pas; me trouvez-vous l'air et la tournure d'un épouseur? Personne ne connaît mieux que moi les désastres inévitables attachés à la condition des maris; cette idée est une offense que vous me faites. Non : j'aime Pauliska; elle m'aime de tout son cœur, la pauvre enfant; et nous nous passerons bien de notaire pour être heureux. La nature, mon ami, vive la nature! Demandez plutôt au philosophe?

FREEMAN.

Voilà comme on abuse des termes. Quand le philosophe vous exhorte à vous rapprocher de la nature, il entend par là vous rappeler à ces sentiments que nous portons gravés dans nos cœurs, qui sont approuvés par la raison et autorisés par les lois. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Permettez - moi de vous dire que je ne saurais approuver votre conduite; la morale que vous professez me paraît détestable. Quoi! vous vous pro

posez de séduire cette jeune Polonaise; et, dans la supposition qu'elle vous aime, pour prix de son attachement, vous lui ravirez l'honneur, vous l'exposerez à être rejetée de sa famille et de la société, dont elle eût fait l'ornement ! Ces yeux qui vous ont enflammé, vous les condamnerez à des larmes éternelles; ce cœur virginal, aussi pur que la lumière du jour, vous le livrerez à toutes les horreurs de l'infamie et du désespoir ! Avezvous oublié qu'elle a une mère, et ne frémissez-vous pas de l'idée de lui arracher sa fille, et de lui plonger ainsi un poignard dans le sein? Faut-il s'étonner si les femmes cherchent à se venger de notre sexe, si elles nous trompent sans remords, puisqu'on les traite avec tant de cruauté, et que le seul désir de la plupart des hommes est de les rendre aussi malheureuses que coupables.

LE MAJOR.

Parbleu, mon ami, vous feriez un bon prédicateur; il ne vous manque que la soutane et le bonnet carré. Le philosophe vous gâte, mon cher Freeman; sur ma parole, il

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