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murmure. Je les sèmerai çà et là comme des perles dans mes préfaces, mes notes, mes avis au public, et même dans le corps de mes ouvrages; et je prétends bien qu'on les prenne pour argent comptant. D'ailleurs, il est fort agréable pour un lecteur qui n'entend que le français de tomber sur un passage d'Horace, de Virgile ou de Cicéron : cela lui donne une haute idée de l'auteur; et il ne craint plus, en achetant son livre, de faire un mauvais marché.

3o Je suis, de mon naturel, grand observateur; et depuis dix ans que j'habite Paris, j'ai fait une immense provision de pensées morales, de caractères, de portraits, que, dans le secret de ma conscience, je préfère à tous ceux de la Bruyère. Je ne puis donc me dispenser de les publier; et, si les critiques amers en jugeaient moins favorablement, je déclare, de la manière la plus formelle, que j'en appellerai à la postérité. Voilà pour ce qui me regarde individuellement. Maintenant il faut que je fasse connaître trois personnages distingués avec lesquels je suis lié depuis mon

enfance, et que je me propose de mettre quelquefois en scène. Comme ils n'ignorent pas le dessein que j'ai conçu de faire un livre, vaille que vaille, ils m'ont promis de m'aider de leurs conseils, et même de mettre la main à l'oeuvre, lorsque mon génie, comme celui d'Homère, aurait envie de dormir.

Le premier est un ancien gentilhomme de la Basse-Bretagne, nommé Kerkabon. Il a parcouru diverses contrées, et n'a pas voyagé seulement dans son cabinet, comme quelques uns de nos écrivains modernes ; il a réellement visité plusieurs pays étrangers, dont il a observé les lois, les coutumes et les moeurs. Il aurait pu s'illustrer, tout comme un autre, en s'occupant sérieusement de coquillages, de plantes ou de cristaux; mais je ne crois pas qu'il ait recueilli dans ses courses lointaines la plus petite pierre ou le moindre insecte; il a passé le Jourdain, et n'a pas rapporté une seule fiole de l'eau de ce fleuve célèbre ; il a vu la maison de la Vierge, et n'en a pas extrait le moindre petit morceau de ciment; enfin, il ne se souvient plus

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de quel côté soufflait le vent lorsqu'il était en Egypte, ni a quel degré se trouvait le thermomètre lorsqu'il franchissait les monts Alléghanis pour se rendre aux bords des grands lacs de l'Amérique du nord. Je lui ai souvent entendu dire qu'il mettait plus d'intérêt à connaître les moeurs des hommes que celles des animaux, et que le spectacle d'une société fondée sur des lois sages lui paraissait le plus digne de fixer l'attention d'un observateur.

Kerkabon est âgé d'environ soixante ans ; mais il est encore vert pour son âge, et ne se ressent en aucune manière des infirmités de la vieillesse. Quoiqu'il jouisse d'une fortune considérable, et qu'il ait un équipage à ses ordres, il se promène beaucoup à pied, et prétend que cet exercice vulgaire contribue à le maintenir en bonne santé. Sa taille est élevée, mais il se courbe un peu en marchant; le feu qui brille encore dans ses yeux, surtout au récit d'une action vertueuse, son front couronné de cheveux blancs, son nez aquilin, lui donnent une

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physionomie assez imposante. Il n'y a d'ailleurs rien de remarquable dans son habillement; il est très simple, et mêmé négligé; ce qui fait qu'on l'a pris quelquefois aux Tuileries pour un professeur du collège de France, et au Luxembourg pour un conseiller de l'université.

J'entre dans ces détails parce que je suis convaincu, par ma propre expérience, qu'ils plaisent généralement au public.

Je sais gré au Spectateur anglais de m'avoir appris qu'il était petit, taciturne, et qu'il avait le visage court: aussi, il n'y a point d'auteur que je lise avec plus de plaisir que Montaigne; les particularités dans lesquelles il est entré sur sa personne, sur sa manière de manger, de boire, de dormir, de se lever, d'être assis, de marcher, d'aller à cheval, ne sont pas les parties de son livre qui m'inspirent le moins d'intérêt. D'après ces considérations, quoique mon nez soit d'une dimension peu élégante, je ne laisserai pas de faire graver mon portrait, et d'exiger, par testa

ment, qu'on le mette au frontispice de mon livre, s'il obtient, comme il est vraisembla ble, les honneurs d'une seconde édition (1).

Pour revenir à mon ami Kerkabon, il est resté célibataire : j'imagine que son goût pour les voyages, et son amour pour l'indépendance, l'ont empêché de former des noeuds qui eussent contrarié ses penchants. Les traits principaux de son caractère sont la franchise et la bonté; tous les malheureux ont des droits sur son cœur. Il aime à rendre justice au mérite; il en parle avec enthousiasme, et pardonne aisément les défauts, et même les ridicules, qui accompagnent quelquefois le génie ou la vertu. Je ne me souviens pas d'avoir

(1) Ce passage me fait présumer que l'intention de Freeman n'était point de publier cet ouvrage de son vivant. Nous verrons dans la suite combien il craignait les inconvénients de la célébrité. Il ne voulait l'obtenir qu'après sa mort: je désire qu'il n'ait pas fait un faux calcul.

(Note de l'Éditeur.)

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