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ciles. Il faut qu'il renonce à jouir de sa gloire, et qu'il se réfugie dans la postérité.

Cependant lorsqu'en 1667 Milton-publia le Paradis perdu (1), la tranquillité était rétablie en Angleterre. La nation anglaise présentait alors un singulier spectacle. Charles II, qui aimait la galanterie et les plaisirs, avait introduit dans sa cour une licence de mœurs dont le peuple était scandalisé. Les femmes et les favoris y régnaient despotiquement; des parties de débauche, des fêtes continuelles étaient la principale affaire du souverain et de ses courtisans. Il croyait imiter Louis XIV; mais il n'avait ni cette magnificence, ni cet amour de la gloire, ni cette dignité qui couvraient les faiblesses du monarque français, et le rendaient alors l'idole de

(1) Le gouvernement paraissait solidement établi; mais les passions factieuses n'étaient pas éteintes ; on était surtout mécontent du duc d'York, depuis Jacques II, qui avait embrassé le catholicisme.

la nation. Charles II ne manquait pas d'instruction, mais il ne montrait du goût que pour les comédies licencieuses de Wicherley et pour la partie frivole de la littérature; d'ailleurs, il n'estimait que les écrivains français, qui n'avaient point de rivaux en Europe; la cour partageait les goûts et les opinions du maître; personne en Angleterre n'était moins Anglais que Charles II.

Il est incontestable que, mettant à part l'impression fâcheuse que le nom de l'auteur du Paradis perdu devait produire à la cour, ce poème était d'un genre trop sévère pour y obtenir du succès. L'histoire d'Adam et d'Eve, l'aventure de la pomme fatale, les prouesses de Satan, les combats des anges et des démons, la peinture du paradis et de l'enfer, tous ces objets n'étaient pas de nature à intéresser des hommes peu religieux, qui s'amusaient à jeter du ridicule sur les choses les plus sérieuses, et qui jouissaient du présent, sans trop s'inquiéter de l'avenir. Les deux poètes les plus frivoles que l'Angleterre ait produits, Waller et le comte de Roches

ter, étaient seuls en possession d'amuser la

cour.

On n'y connaissait Milton que comme l'auteur de quelques pamphlets séditieux ; et, lorsque son chef-d'œuvre parut, on imagina sans doute qu'il ressemblait à ces productions mystiques et ennuyeuses dont les presbytériens et les puritains inondaient encore l'Angleterre.

D'un autre côté, la masse du peuple avait conservé des moeurs austères et un grand attachement à la religion; l'incrédulité n'avait fait aucun progrès dans la nation; les Anglais étaient chrétiens de bonne foi. La lecture de la Bible était pour eux un devoir, et ils le remplissaient avec exactitude; leur piété était sérieuse et même sévère. L'érudition théologique, la méditation des mystères du christianisme, le moyen de répandre les vérités religieuses, tels étaient les sujets principaux qui occupaient tous les esprits et alimentaient toutes les conversations. Rien, au premier coup-d'œil, ne devait être plus fa

vorable au succês du Paradis perdu, et cependant c'est à ces mêmes circonstances qu'il faut attribuer l'indifférence avec laquelle il fut reçu.

Il est impossible qu'un poète qui traite un sujet chrétien, et qui se livre à sa verve, n'embellisse pas son ouvrage de quelques fictions; et ces mensonges poétiques révoltent les hommes sincèrement religieux. Ils regardent comme autant d'impiétés les allusions profanes qui se mêlent aux dogmes inflexibles du christianisme; ils veulent qu'on adore en silence le Dieu qui juge les vivants et les morts, ou qu'on célèbre ses louanges dans les chants qu'il a lui-même inspirés. Si Milton eût raconté simplement la chute du premier homme et les funestes effets du péché, sans s'écarter en rien du récit de la Genèse, il est vraisemblable que son ouvrage fût devenu populaire en naissant; mais on ne pouvait lui pardonner ni ses allusions fréquentes à la fable, ni ses descriptions imaginaires des milices célestes, ni les épisodes dont il a orné son poème. Les amours horribles du pé

ché et de la mort, le pont jeté sur le chaos, le paradis des fous, l'invention de la poudre à canon, ingénieusement attribuée au chef des esprits rebelles, même l'expression des chastes amours d'Adam et d'Éve, effarouchent les chrétiens scrupuleux : ils ne sauraient supporter qu'on mette en scène le créateur de l'univers, et qu'on lui fasse tenir des discours qui sont presque toujours indignes de la toute-puissance et de la majesté divine. Delille a reconnu lui-même ce défaut dans Milton. Ce chant, dit-il, en parlant du troisième, est inférieur aux deux premiers. Le père éternel n'y parle pas toujours avec la noblesse et la majesté qui lui conviennent. Ses discours sont trop longs: la dignité n'est jamais prolixe; de plus, il se justifie, ce qui est peu convenable au caractère de la toute-puissance (1). C'est avec raison qu'on a critiqué le Paradis des fous. Milton n'a point ici les honneurs

(1) Paradis perdu, traduit par Jacques Delille, t. 1, p. 268.

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