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cette conversation au moment où j'allais laisser échapper le secret de mon cœur.

Le comte de Lauris, homme d'un caractère très violent, avait mené dans sa jeunesse une vie irrégulière, et dissipé une grande partie du patrimoine de ses pères. Ne pouvant donner une dot considérable à sa fille, il cherchait un gendre assez favorisé de la fortune pour faire vivre Mathilde dans l'abondance et l'éclat auxquels sa naissance l'avait destinée. Ses vues s'étaient portées sur Albert, qui était considéré comme un des meilleurs partis de la Bretagne. Celui-ci, flatté d'une alliance qui le faisait entrer dans une maison illustre, avait demandé la main de Mathilde; elle lui avait été accordée à l'insu de cette jeune personne. Tels furent les détails que me donna le soir même le chevalier de Lauris, sans se douter du mal que me faisait cette confidence. J'aimais Mathilde, je l'aimais passionnément, et je passai la nuit dans une grande agitation.

Le lendemain, je me levai de bonne heure et j'allai me promener sur une chaîne de co

teaux qui dominent la Loire, et qui rendent cette contrée l'une des plus agréables qui soient au monde. Je réfléchissais à ma situation; et, considérant que ma présence pouvait porter le trouble dans la famille d'un homme qui m'avait reçu comme son fils, je pris la résolution de m'éloigner, dès le jour suivant, et de retourner à Lille. Je serai moins à plaindre, me disais-je à moi-même, si je suis seul malheureux. Mathilde ignore la vive impression qu'elle a faite sur mon cœur ; elle pourra vivre heureuse avec Albert, qui, malgré quelques travers, est peut-être un homme estimable. Il me restera du moins la satisfaction d'avoir rempli mon devoir.

Vous trouverez ces sentiments bien peu romanesques; mais je crois vous avoir averti que ma vie n'a été composée que d'aventures fort ordinaires, et je ferais conscience d'appeler mon imagination au secours de la vérité.

Je rentrai au château, fatigué de ma longue promenade. Tout le monde était réuni au salon, et j'aperçus Albert assis près de Mathilde.

Le comte de Lauris vint au-devant de moi, et me fit part de l'événement qui venait de se passer dans sa famille. Il avait communiqué à sa fille la promesse qu'il avait faite en son nom. Le mariage d'Albert et de Mathilde était arrêté, et devait se faire dans huit jours. Je jetai les yeux sur Mathilde, et je fus frappé de la pâleur répandue sur sa figure; je cachai la douleur que cette nouvelle me faisait éprouver, et je répondis au comte par les phrases convenues en pareille circonstance.

Il y avait dans le regard d'Albert quelque chose de si insolent, que je fus violemment tenté de lui donner, avant mon départ, une leçon à laquelle il était loin de s'attendre. Mais je fus retenu par de puissants motifs. J'étais connu pour exceller dans les armes, et je savais qu'Albert n'avait jamais touché une épée, ni une arme à feu : j'aurais regardé comme une lâcheté de provoquer une lutte aussi inégale.

Je persistai donc dans mon dessein, et j'annonçai mon départ avec des prétextes si spécieux, que toute la famille y fut trompée. Je partis le lendemain avant le jour.

Trois semaines après mon arrivée à Lille, je reçus une lettre du chevalier de Lauris, qui m'apprenait le mariage de sa sœur. « Ce qui m'a surpris, ajouta-t-il, c'est que Mathilde que vous avez vue si gaie, est d'une tristesse inconcevable: si tel est l'effet du mariage, il faut avouer qu'il y a de la folie à engager ainsi sa liberté. Albert me paraît aussi d'une humeur un peu chagrine; enfin, je mène ici la vie du monde la plus maussade ; et je crois que j'abrégerai de quelques semaines le séjour que je comptais faire en Bretagne. Dites-moi si Alexandrine B*** est toujours à Lille, et si elle a quelquefois le temps de songer à moi. Je me méfie un peu de sa constance, parce qu'elle est femme, et qu'elle donne dans la sensibilité. »

J'appris, dans le même temps, une nouvelle qui m'affligea beaucoup : c'était la mort de mon oncle, qui venait d'être frappé d'apoplexie. Il me laissait une grande fortune. Je sentis bientôt que ma santé, usée par un chagrin profond, s'affaiblissait de jour en jour, et, pour me distraire, je formai le projet de voyager. Je me rendis d'abord à Paris,

et, après avoir obtenu du ministre l'autorisation nécessaire, je commençai mes pèlerinages. Je visitai successivement les grands états de l'Europe, observant les mœurs, étudiant le caractère des peuples, et cherchant à démêler les ressorts secrets des gouvernements. J'aperçus partout une révolte secrète de l'opinion contre l'autorité, une tendance à secouer le joug des institutions, et le besoin de désorganiser les sociétés pour les soumettre à de nouvelles formes et à des expériences téméraires. Partout je remarquai le mouvement des passions substitué au calme de la sagesse ; des petits hommes et de grands projets; des gouvernements faibles et des peuples puissants. Ces découvertes m'alarmèrent pour l'avenir; et lorsque, de retour en France, j'entendis les déclamations insensées de toutes les classes du peuple contre le plus modéré des gouvernements; lorsque je vis, dans cette noblesse qui devait soutenir le trône, les chefs des mécontents et les artisans de l'anarchie, je compris que je marchais sur un volcan dont l'explosion allait ébranler l'Europe; et je résolus d'aller attendre dans le Nouveau-Monde le retour des lois et de la

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