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mêle dans ces deux sacs. Qu'en pensez-vous, dit-il à Kerbabon: pendant que ma femme fera son piquet à écrire avec M. de Floranville, ne pourrions-nous pas procéder à cet examen? Nous renverrons à un autre jour le manuscrit d'Alcuin. »

Nous accueillimes cette proposition, qui nous débarrassait du babil de madame Duhamel; je déliai l'un des sacs, et le premier ouvrage qui me tomba sous la main fut la Philosophie de la nature.

<<< Admirez les vicissitudes des choses humaines, s'écria Kerkabon. Je me souviens encore du temps où ce livre jouissait de quelque réputation dans le monde ; il avait même obtenu l'honneur d'être brûlé en cérémonie par la main du bourreau; et son auteur, tout fier d'avoir été exposé aux poursuites d'un procès criminel, ne savait que faire de tant de gloire, et se regardait comme un martyr de la vérité. On a recherché son livre tant qu'il a été défendu; aujourd'hui qu'on peut se le procurer aisément à un prix modique, on

n'en veut plus, et il reste exposé sur les quais à toute l'inclémence des saisons. Il faut cependant être juste, on trouve dans ce livre plusieurs pages qui annoncent de l'élévation et du talent. L'auteur a trop écrit, il a voulu aller à la postérité avec un gros bagage; je crains bien qu'il ne reste en route. >>

DUHAMEL.

Ce que vous venez de dire est très juste. On ne lit plus maintenant la Philosophie de la nature que dans le fond de l'Allemagne et en Russie. Ces ouvrages sur la nature, qu'une philosophie superficielle avait mis en crédit, sont tombés pour ne plus se relever. Le Système de la nature, l'Interprétation de la nature, la Théologie de la nature, l'Elève de la nature, toutes ces misérables productions dorment tranquillement dans l'oubli. Voilà à quoi s'exposent les auteurs qui ne consultent que l'opinion du moment. Il fut un temps où la nature se trouvait partout, et venait au secours de l'imagination la plus pauvre et de l'esprit le plus borné. On aimait la nature, on se rapprochait de la nature, on

voulait être à toute force l'homme de la nature; les femmes même réclamaient à grands cris l'état de nature. Enfin, il n'était question que de nature, non seulement en prose boursouflée, mais encore dans les vers fugitifs de nos poètes de boudoir. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que la nature était célébrée dans le style du monde le moins naturel: cela seul aurait suffi pour dégoûter de la

nature.

KERKABON.

Poursuivons notre examen.

FREEMAN.

Traité sur la grâce suffisante. Anonyme.

DUHAMEL, avec empressement.

Donnez! Un Traité sur la grâce à côté de la Philosophie de la nature! voilà de ces hasards auxquels je ne puis m'accoutumer.

KERKABON.

Ce rapprochement est plus simple que vous ne pensez, et il ne faut pas attribuer unique

ment au hasard ce qui est le produit de la même cause que vous venez de développer. Nous n'avons pas oublié l'époque où la grâce suffisante et la grâce efficace occupaient exclusivement les esprits. Chacun alors voulait être théologien : c'était la mode. Il n'y avait pas de petite-maîtresse qui ne citât Jansenius et saint Augustin, et qui ne dît sur la grâce les plus jolies choses du monde. Tous les écrivains qui voulaient attirer sur eux l'attention publique s'emparèrent de la grâce, et l'on vit paraître jusqu'à des poèmes sur cette matière, que personne n'entendait. Il y eut des martyrs de la grâce. Que devons-nous conclure de ces faits? C'est que l'engouement, l'exagération, sont répréhensibles, sur quelque matière que ce soit ; c'est que les hommes raisonnables sont plus rares qu'on ne pense. Quand je considère le sort commun des écrivains sur la grâce et sur la nature, je ne conçois pas qu'une personne sensée puisse faire entre eux aucune différence. Ce n'est ni l'intérêt de la religion, ni celui de la philosophie, qui les inspirait: c'était seulement l'envie de faire du bruit, et d'arriver, par le chemin le

plus court, à la célébrité. La philosophie et la religion n'ont rien à démêler dans cette affaire. Les rêveries sur la grâce, la morale relâchée des casuistes de l'école de Molina, ne m'empêchent pas plus d'admirer Pascal, Bossuet et Fénelon, que les mille et une déclamations sur la nature ne m'empêchent de regarder Montesquieu, Voltaire et Rousseau, comme des hommes qui ont rendu d'éminents services à la raison générale. L'indulgence, la modération, la justice, telle était la philosophie de Montaigne, et c'est la seule qui soit à l'abri de la critique et des événements.

FREEMAN.

Si vous entrez dans une dispute réglée, nous ne finirons jamais notre inventaire. Voici une brochure bien mesquine, la tragédie de Memnon.

KERKABON.

Je connais l'auteur. C'est un poète qui aurait pu disputer à Lemierre le prix de la vanité. Il croit avoir fait un chef d'oeuvre, et se place sans façon à côté de Corneille.

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