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donner à son visage un air d'hilarité; mais ses muscles, roidis par l'habitude de la gravité, n'obéissaient qu'imparfaitement à son intention, et il en résultait une grimace assez plaisante. Kerkabon était toujours le même, et ne cherchait qu'à dire des choses agréables aux personnes de la compagnie, surtout aux femmes, sur lesquelles il n'arrête jamais que des regards affectueux.

Mademoiselle Angélique Duhamel, nouvellement sortie du couvent des dames anglaises, paraissait ce jour-là pour la première fois dans le monde. Son air timide et embarrassé annonçait la pensionnaire; mais ses grands yeux noirs, sa taille élégante et la finesse de son sourire, faisaient présager qu'elle ne tarderait pas à perdre les habitudes du Couvent. C'était surtout madame Duhamel qu'il faisait bon voir et entendre. Elle était pénétrée de l'importance du rôle qu'elle jouait ce jour-là. Vêtue d'une robe noire de gros de Tours lustré, qui trahissait chacun de ses mouvements par un frôlement peu harmo nieux, elle se rengorgeait en parlant, et s'in

terrompait quelquefois pour dire à mademoiselle Angélique :

« Petite fille, tenez-vous droite. »

Elle engagea le philosophe dans une longue conversation sur les beautés de la ville de Grenoble; et à propos de la fête de son mari, elle nous fit, dans le plus grand détail, la description d'une fête que son père, greffier au parlement, avait donnée, dans son temps, à l'honorable confrérie des procureurs. Elle nous raconta les succès qu'elle avait eus dans cette grande journée, et, se penchant vers moi, me dit à l'oreille, pour n'être pas entendue de M. Duhamel, qu'elle avait dansé avec M. Primerose, premier clerc de son père, et le plus joli cavalier de Grenoble, un menuet de la cour qui avait frappé tout le monde d'admiration.

Je crois qu'elle parlerait encore si l'on ne fût venu annoncer que le dîner nous attendait. La table était servie avec profusion, et les mets avaient été apprêtés avec soin : c'était là

le triomphe de madame Duhamel. Elle pressait chaque convive de manger avec une obstination qu'elle prenait pour de la civilité, et elle nous aurait procuré à tous une indigestion par politesse, si nous eussions répondu à ses désirs. Son caquet ne se ralentit qu'au dessert. Il fut alors permis de converser; mais bientôt madame Duhamel, voulant faire briller sa fille, lui ordonna de nous chanter quelques romances de Romagnési. Mademoiselle Angélique prétendit qu'elle ne pouvait chanter, qu'elle était enchifrenée; mais madame Duhamel répéta son invitation d'un ton si absolu, que la petite personne fut forcée d'obéir, et nous chanta, d'assez mauvaise grâce, deux romances dont nous nous serions très bien passés.

Nous rentrâmes au salon : c'était là le moment que madame Duhamel attendait avec impatience. Elle dit un mot à l'oreille de sa fille, qui sortit aussitôt. Un moment après, elle se lève ; et, adressant la parole à M. Duhamel, qui ne savait ce que tout cela voulait dire,

elle lui fit cette harangue, qu'elle avait préparée depuis quinze jours :

<< Mon très honoré mari, c'est aujourd'hui votre fête. Depuis vingt-cinq ans que vous m'avez menée à l'autel, je n'ai jamais laissé passer ce jour sans vous donner un témoignage de ma tendresse. Je me suis fait un devoir d'étudier vos goûts, pour faire quelque chose qui vous fût agréable: je crois y être parvenue aujourd'hui ; recevez avec complaisance le cadeau que je vous fais avec amitié. »

A ces mots, elle alla elle-même ouvrir la porte de l'appartement, et deux hommes entrèrent, chargés l'un et l'autre d'un grand sac, qu'ils déposèrent aux pieds de Duhamel. Tout le monde, surpris de cet incident, gardait le silence, qui fut interrompu par madame Duhamel :

<< Mon cher mari, je sais que vous avez pour les livres une affection singulière. J'ignore quel plaisir vous pouvez trouver dans

ces vieux bouquins dont vous avez rempli votre maison depuis la cave jusqu'au grenier; mais enfin vous les aimez, et il faut bien que vous ayez vos raisons pour cela. Ce matin, je suis sortie de bonne heure, et j'ai été acheter tous les livres étalés sur le quai de la Monnaie ; je les ai fait mettre dans ces deux sacs, que je vous offre comme un hommage digne de vous. >>

La conclusion de cette harangue fit rire toute la compagnie, excepté Duhamel, qui sentait une joie secrète de voir que sa femme commençait à se réconcilier avec les livres.

« Je crains, lui dit-il, ma chère amie, que la plupart de ces livres ne soient pas dignes d'entrer dans ma bibliothèque. La réputation des ouvrages exposés sur les quais n'est pas très brillante. Ce sont, d'ordinaire, ou des productions romantiques, ou de mauvaises éditions. Cependant il s'y glisse quelquefois de bons livres. Au surplus, je vous sais gré de l'intention, et je ne serai pas fàché de connaître les auteurs que le hasard a confondus ainsi pêle

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