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riosité, et ils acceptaient volontiers toute étymologie qui expliquait quelque partie du sens d'un mot, aucune considération historique n'intervenant jamais dans leurs suppositions ingénieuses. On sait comment Socrate change, sur l'inspiration du moment, Éros en un dieu ailé; Homère trouve tout aussi facilement des étymologies, et ces étymologies ne prouvent qu'une chose, c'est que la véritable origine des noms des dieux avait été oubliée longtemps avant lui.

Lorsque quelques-uns des personnages mythiques ont conservé des noms intelligibles en grec, le sens du mythe est facile à découvrir. Les noms d'Eos, de Séléné, d'Hélios, sont des mots qui portent en eux leur propre histoire. Prenons pour exemple le beau mythe de Séléné et d'Endymion : Endymion est le fils de Zeus et de Kalyke, mais il est aussi fils d'Aethlios, roi d'Élide, appelé lui-même fils de Zeus, et à qui Endymion succéda, dit-on, comme roi d'Élide. Ceci localise notre mythe, et montre que l'Élide est le lieu où il naquit; sans doute, selon la coutume grecque, la race régnante d'Élide croyait tirer son origine de Zeus. La même coutume prévalut dans l'Inde ancienne et produisit les deux grandes familles royales: la race solaire et la race lunaire. Il peut y avoir eu un roi d'Elide, Aethlios, ayant eu un fils Endymion; mais ce que le mythe dit d'Endymion ne peut être arrivé au roi d'Elide. Le mythe transporte Endymion en Carie, au mont Latmos, parce que c'est dans la caverne latmienne que Séléné vit le beau dormeur, l'aima et le perdit. Or, il ne peut y avoir aucun doute sur la signification de Séléné; lors même que la tradition n'aurait conservé que son autre nom Astérodia,

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nous aurions traduit ce synonyme par «Voyageuse parmi les étoiles, » c'est-à-dire Lune. Mais qui est Endymion? C'est un des nombreux noms du soleil, et l'un de ceux qui se rapportent spécialement au soleil couchant ou mourant. Ce mot est évidemment dérivé de ¿v-dúw, mot qui dans quelque dialecte du grec ancien signifiait sans doute sefcoucher, quoique dans le grec classique le verbe simple du soit seul resté le nom technique du coucher du soleil. De ἔνδυμα fut formé ένδυμίων, comme οὐρανίων de cúpavós, et comme l'ont été la plupart des noms de mois grecs. Si evdμa était devenu le nom ordinaire du coucher du soleil, le mythe d'Endymion ne se serait jamais formé. Mais la signification primitive d'Endymion étant oubliée, ce qu'on disait à l'origine du soleil couchant devint l'attribut d'un certain personnage envisagé comme un dieu ou un héros. Le soleil couchant dormit autrefois dans la caverne latmienne, la caverne de la nuit (Latmos étant dérivé de la même racine que Leto, Latona, la nuit); mais maintenant il dort sur le mont Latmos, en Carie. Endymion, plongé dans un éternel sommeil après une vie d'un seul jour, était autrefois le soleil couchant, le fils de Zeus, le ciel brillant, et de Kalyke, la nuit qui couvre tout (de xaλúrtw); ou de Zeus et de Protogeneia, la déesse née la première, identique à l'Aurore, qui est toujours représentée, soit comme la mère, soit comme la sœur ou l'épouse abandonnée du Soleil. Maintenant il est le fils d'un roi d'Élide, sans doute parce que les rois prenaient souvent des noms de bon augure, liés avec le soleil, la lune, ou les étoiles. Un mythe lié à un nom du soleil a été ainsi reporté sur son homonyme humain. Dans

l'ancien langage poétique et proverbial de l'Élide, le peuple disait : «Séléné aime Eudymion et le regarde,>> au lieu de dire: «Il commence à faire nuit;» ou bien : « Séléné embrasse Endymion,» au lieu de : « Le soleil se couche, et la lune se lève ;» ou bien : « Séléné embrasse Endymion endormi,» au lieu de : « Il fait nuit.»> Ces expressions restèrent longtemps après que leur signication eut cessé d'être comprise; et, du consentement de tous, sans aucun effort personnel, une histoire se forma, d'après laquelle Endymion aurait été un jeune garçon aimé d'une jeune dame, Séléné. Si les enfants voulaient en savoir davantage, la grand-mère leur contait que ce jeune Endymion était fils de Protogeneia, c'est-à-dire de l'Aurore donnant naissance au Soleil, ou de Kalyke, la sombre et épaisse Nuit. Ce nom faisait vibrer bien des cordes on pouvait donner trois ou quatre raisons différentes (comme l'ont fait les anciens poëtes) du sommeil éternel d'Endymion; et si un poëte populaire avait fait allusion à l'une de ces explications, elle devenait bientôt un fait mythologique, répété par les poëtes postérieurs; de telle sorte qu'Endymion devint à la fin le type, non plus du soleil couchant, mais d'un beau garçon aimé d'une chaste jeune fille, et, par conséquent, un nom très-propre à un jeune prince. Beaucoup de mythes ont ainsi été transférés à des personnes, à cause d'une simple similitude de nom. Il faut cependant avouer qu'il n'y a aucune preuve historique de l'existence d'un prince d'Élide appelé Endymion.

Telle est la loi qui préside à la formation d'une légende. A l'origine, elle n'est qu'un simple mot, un de ces mots nombreux qui n'ont qu'un cours local et perdent

leur valeur si on les transporte en des endroits éloignés; mots inutiles pour l'échange journalier de la pensée, monnaie falsifiée dans les mains de la foule, qu'on ne jette point cependant, mais qu'on garde comme curiosité et comme ornement, jusqu'à ce que l'antiquaire la déchiffre après bien des siècles. Malheureusement, nous ne possédons pas ces légendes telles qu'elles étaient lorsqu'elles passèrent de bouche en bouche dans les villages oudans les châteaux des montagnes. Nous ne les avons pas telles que les contaient les vieillards, en un langage qu'eux-mêmes ne comprenaient qu'à demi, et qui devait sembler étrange à leurs enfants, ni comme les contait un poëte d'une cité naissante, qui personnifiait les traditions de son voisinage dans un long poëme, en leur attribuant une forme et une durée certaines. Nous n'avons pas pour la Grèce de légendes semblables à celles que Grimm a recueillies dans sa Mythologie, de la bouche du pauvre peuple en Allemagne. Excepté les cas où Homère a conservé un mythe local, tout est arrangé comme un système, ayant au commencement la Théogonie, le Siége de Troie au milieu, et le Retour des héros à la fin. Mais combien de parties de la mythologie grecque ne sont pas mentionnées par Homère ! Nous arrivons après lui à Hésiode, moraliste et théologien, et ici encore nous ne retrouvons qu'un petit fragment du langage mythologique de la Grèce. Nos principales sources sont donc les anciens chroniqueurs qui prirent la mythologie pour de l'histoire, et ne lui empruntèrent que ce qui répondait à leur dessein. Et ceux-ci même ne nous ont point été conservés ; seulement ils furent la source où les écrivains postérieurs, tels qu'Apollodore et les scholiastes, prirent

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leurs informations. Le premier devoir du mythologue est d'éclaircir ce mélange, d'écarter tout ce qui est systématique et de réduire chaque mythe à sa forme primitive. Il faut retrancher complétement beaucoup de choses qui ne sont pas essentielles; après que la rouille est enlevée, il faut déterminer avant tout, comme pour les anciennes médailles, la localité, et, s'il est possible, l'âge de chaque mythe par le caractère de sa formation. De même que nous classons les médailles anciennes en monnaies d'or, d'argent et de cuivre, nous devons distinguer soigneusement les légendes des dieux, celles des héros et celles des hommes. Si nous réussissons à déchiffrer ainsi les anciens noms et les légendes de la mythologie grecque ou de toute autre mythologie, nous verrons que le passé de la mythologie grecque, ou de toute autre mythologie, a eu son présent, qu'il y a des traces de pensée organique dans ces restes pétrifiés, et que ces stratifications maintenant ensevelies si profondément ont formé autrefois la surface du langage grec. La légende d'Endymion éta it un prsent à l'époque où le peuple d'Élide comprenait le vieux langage d'après lequel la Lune (ou Séléné) se levait sous le voile de la Nuit (ou dans la caverne latmienne) pour voir et admirer, dans un silencieux amour, la beauté du soleil couchant, c'est-à-dire Endymion le dormeur, le fils de Zeus, et lui accorder le double don d'un éternel sommeil et d'une jeunesse perpétuelle.

Endymion n'était pas le Soleil dans son caractère divin de Phoebus Apollon, mais une conception du Soleil dans sa course de chaque jour, se levant de bonne heure du sein de l'Aurore, et, après une courte et brillante car

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