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Les ouvrages de Sidoine Apollinaire sont un mélange d'esprit et de chaleur, d'élégance et de subtilités. Son style offre, à côté d'une recherche souvent ingénieuse, des tours et des expressions qui déjà trahissent la barbarie; son vers manque même quelquefois à la mesure classique et obligée. Curieux pour la connaissance des mœurs, des usages, des costumes, des origines de ces nations germaniques qui avaient envahi le sol romain, les ouvrages de Sidoine Apollinaire ont cet intérêt qui s'attache à l'étrangeté d'une vie nouvelle et sauvage jetée au milieu de la civilisation, qu'elle dédaigne et contrefait. Ses lettres sont une image fidèle et piquante de son siècle, et peut-être du nôtre.

On serait tenté de croire, à ne consulter que l'histoire, , que les invasions des barbares ont tout détruit dans les Gaules; qu'il y règne une ignorance profonde. Il n'en est rien pourtant. La civilisation romaine a été atteinte, mais non anéantie. Resserrée et refoulée dans le Midi, elle y maintient les lois, les municipalités, les mœurs, les arts, les souvenirs de l'Italie. La vie politique et littéraire y est la même. Les élections municipales y vont leur train; seulement elles changent de caractère: elles deviennent ecclésiastiques de civiles

qu'elles étaient. Il ne s'agit plus de nommer le décurion, mais l'évêque ; et déjà commencent, ou plutôt se perpétuent, dans cette vie nouvelle, les anciennes corruptions', les brigues populaires. A côté de ce mouvement politique, et comme un contraste et un repos, nous trouvons la vie des champs, le soin et le goût des grandes cultures maintenant encore nombreuses dans le Midi. Comme Pline le jeune, Sidoine s'entretient de littérature et de récoltes, et mêle aux préoccupations, aux intérêts littéraires, la peinture de ses champs, de ses vergers. Tout à la fois bel esprit et agriculteur, la campagne lui est un double sujet de luxe descriptif. Mais avant tout, les lettres sont sa passion et son intérêt. Singulière vanité d'un siècle! Cette époque de Sidoine, qui nous semble à nous si voisine de la barbarie, si pauvre, si stérile, aux yeux de Sidoine elle est riche et brillante. Les grands écrivains ne lui manquent pas. Dans ses contemporains, Sidoine retrouve toutes les gloires de l'antiquité grecque et latine 3.

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3

Hic per fragores parasiticos, culinarum suffragio comparatos, apicianis plausibus ingerebatur; hic apice votivo si potiretur, tacita pactione promiserat ecclesiastica plausoribus suis prædæ prædia fore. (Epist. 25, lib. 4.)

Fremit populus per studia divisus; pauci alteros, multi sese non offerunt solum, sed inferunt. (Epist. 5, lib.

7.)

3 Tenere non abnuit cum Orpheo plectrum, cum Esculapio

Toutefois, on peut se tromper à ce faux éclat: car toute décadence est insensible, et souvent, en se corrompant, une littérature paraît se rajeunir ou s'étendre; se rajeunir, par des artifices de style, qui brisent la langue et la préparent à la barbarie, mais piquent et réveillent un goût émoussé; s'étendre, en confondant tous les genres, en mêlant toutes les connaissances, et en empruntant à des études opposées des mots bizarres et des images incohérentes. Ainsi fait Sidoine. La corruption, chez lui, n'est pas l'absence, mais l'abus de l'imagination; les mots sont encore latins en eux-mêmes, mais souvent barbares, et toujours forcés dans leur sens; il les tourmente, les détourne de leurs acceptions pour les rendre ingénieux, arrivant à la barbarie du style, comme les peuples à la barbarie de la civilisation, par un excès de politesse.

baculum, cum Archimede radium, cum Euphrate horoscopium, cum Perdice circinum, cum Vitruvio perpendiculum, cum Talete tempora, cum Atlante sidera, cum Zeto pondera, cum Chrysippo numeros, cum Euclide mensuras.-Sentit ut Pythiagoras, dividit ut Socrates, explicat ut Plato, implicat ut Aristoteles, ut Eschines blanditur, ut Demosthenes irascitur, vernat ut Hortensius, æstuat ut Cethegus, incitat ut Curio, moratur ut Fabius, dissimulat ut Cæsar, suadet, ut Cato, suadet ut Appius, persuadet ut Tullius.

(Epist. 3, lib. 12.)

dis

Du reste, la lecture de ses ouvrages, un peu pénible, n'est pas sans agrément. Il y a un vif intérêt dans ce combat douteux de la civilisation et de la barbarie bienfaisante. Ce combat, Sidoine le reproduit fidèlement. Ses lettres nous montrent tour à tour la cour de Théodoric, les magnificences encore éclatantes de l'Italie, la puissance naissante du clergé. Les Francs, les Goths s'y meuvent à côté des Gaulois; idiomes, mœurs, costumes, se mêlent et s'effacent; déjà, vainqueurs et vaincus se familiarisent et s'adoucissent, les uns, aux arts, les autres, à la conquête. Cependant la nationalité gauloise, bien qu'opprimée, aime à se reconnaître, à se proclamer dans quelques grands courages, dans quelques hommes qui furent longtemps les héros populaires de la race vaincue. Les lettres de Sidoine Apollinaire offrent, du reste, les dernières traces de cette nation gauloise, qui bientôt disparaîtra entièrement, et dont Grégoire de Tours va raconter les désastres et la mort politique. Et cependant, dans Sidoine, elle paraît encore pleine de vie

Mitto istic ob gratiam pueritiæ tuæ undique gentium confluxisse studia literarum, tuæque personæ quondam debitum, quod sermonis celtici squamam depositura nobilitas, nunc oratorio stylo, nunc etiam camoenalibus modis, imbuebatur. (Epist. 3, lib. 3.)

et d'avenir, cette nation si occupée d'arts, de littérature, d'élections, de plaisirs et d'affaires; mais la barbarie triomphe; et, pour renaître, la Gaule doit périr.

Les poésies de Sidoine Apollinaire sont, comme ses lettres, précieuses pour la connaissance des événemens et des hommes. Les races nouvelles, que la conquête avait amenées sur le sol gaulois, y revivent avec leurs costumes bizarres, leurs mœurs rudes, leur vague physionomie. La dureté de ces peuples nouveaux semble même passer dans le style de l'écrivain. Forcé de créer, de composer des mots pour exprimer des images nouvelles, des usages et des objets jusque-là inconnus, Sidoine Apollinaire offre, dans ses vers, quelque chose de pittoresque et d'aventureux; son expression est toujours en relief, et son idée en image: caractère de la poésie barbare, qui distingue, dans les hommes, la forme et non le fond, et qui attache au physique cette variété de nuances que les siècles polis et cultivés demandent aux faces diverses et profondes de la nature morale.

La réputation de Sidoine franchit les Gaules. L'empereur Majorien lui fit élever à Rome, sur la place publique, une statue couronnée de lauriers. Son beau-père, Avitus, avait été proclamé César. L'Auvergne conserva avec

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