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tive et légitime, est si long-temps restée inaperçue et stérile. Le provençal était arrivé à son plus haut degré de culture, l'Espagne et le Portugal avaient produit quelques poètes, la langue d'oil était cultivée dans le Nord, avant que l'italien eût pris rang parmi les langues de l'Europe, et qu'on eût soupçonné l'harmonie d'un idiome né obscurément parmi le peuple '.

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Cette langue retardataire, cette langue née sans bruit parmi le peuple, comment expliquer son avénement à la poésie, son éclatante et soudaine apparition? Le fait d'un idiome sortant improvisé du sein d'un peuple, ne seraitpas plus étonnant que la conservation même de cet idiome sous une langue savante, une langue d'emprunt et d'imitation? Si cet idiome se fût, comme tous les idiomes du Midi, formé peu à peu, nous saisirions ses transformations successives; nous le verrions, ainsi que la langue romane, grossier, incorrect, mélangé; nous y trouverions l'influence germanique. Rien de tout cela.

En Italie, la langue nationale n'éprouve point les altérations qui, ailleurs, la transforment; elle n'admet qu'un petit nombre de mots d'origine strictement septentrionale; les Goths et

SISMONDI, Litt. du Midi.

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les Lombards lui laissent sa physionomie. Ce privilége de la langue vulgaire italienne, de ne point ressentir la contagion qui dissolvait et renouvelait les patois sortis du latin, n'indiquet-il pas que cette langue avait des racines plus profondes que les idiomes formés du latin? ne prouve-t-il pas que, née au sein du peuple, ou plutôt au sein du peuple toujours vivante, cette langue a pu et dû résister aux influences de la conquête? Ainsi nous verrons en Angleterre l'idiome teutonique, l'élément national étouffer une langue importée, une influence étrangère; de même l'italien se sauva de la rudesse germanique et normande, et, loin d'en prendre les caractères et les incorrections, leur communiqua sa douceur et sa pureté. Autre considération.

L'italien ne se fait pas, ne naît pas lentement; il ne grandit pas sous le latin, mais à côté. Germe vivace et brillant, il se développe sous l'écorce étrangère qui semble, pendant deux mille ans environ, l'avoir moins étouffé que conservé; il se montre, quand son jour est venu, comme ces vieilles populations italiennes qui semblaient attendre en silence le temps de la régénération; comme l'antique génie de l'Étrurie, il brise une enveloppe désormais inu

tile, et la résurrection d'une langue est celle

d'un peuple.

Expliquez autrement, si vous le pouvez, ce peuple et cette langue improvisés, ce génie de la poésie et de la Toscane s'éveillant à la liberté et à la gloire. Cette langue et ce peuple dormaient; ils n'étaient pas éteints. Sous la forme antique qui les couvrait, circulaient la sève et la vie qui devaient éclater en de si magnifiques productions, en des exploits si poétiques, en des rivalités si fécondes. Qublié pendant des siècles, le génie de la Toscane, le génie des arts, de la liberté, de la poésie, reparut plus brillant; semblable à ces chefs-d'œuvre de l'architecture que le temps et les ruines ont conservés en les recouvrant : l'Étrurie a enfanté la Toscane.

La langue italienne existait donc; mais elle ne se révélait pas. Les traditions anciennes et classiques, mieux et plus long-temps conservées, nous l'avons vu, dans l'Italie que dans les autres contrées, contribuèrent à arrêter son développement. La distinction du latin classique subsista à Rome, alors que partout ailleurs elle avait péri; la langue vulgaire ne remplaça pas progressivement la langue savante, elle en prit tout à coup la place; ce fut une usurpation et non un héritage de là peut-être aussi cette

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espérance que conserva toujours le latin d'une restauration qui faillit avoir pour elle le génie du Dante'; de là encore, lors même que Dante eut consacré l'italien, ces doutes sur sa légitimité. Au treizième siècle, les délibérations des conseils des républiques italiennes, si elles n'avaient lieu en latin, étaient du moins proclamées en cette langue. Pétrarque confie à ses poèmes latins l'espoir de son immortalité : ses poésies italiennes ne sont, en quelque sorte, qu'un usage profane de la pensée; en employant la langue vulgaire, il déroge à sa dignité de Romain.

Ces scrupules des auteurs italiens, cette croyance à un retour de l'ancienne langue, nous semblent une autre preuve de la spontanéité de l'italien. Le français, l'espagnol n'ont pas les mêmes craintes; rien ne trouble leur possession; ils sentent qu'ils ont pour eux la lenteur même de leurs progrès. L'italien, au contraire, est reconnu avec peine; c'est qu'au fait sa conquête est sur la langue ancienne une usurpa

· Dante eut d'abord l'idée de composer son poème en vers latins; Boccace en rapporte le commencement :

Ultima regna canam fluido contermina mundo
Spiritibus quæ lata patent; quæ præmia solvunt
Pro meritis utcumque suis.

tion; c'est le vieux Latium, c'est l'idiome démocratique qui triomphent de la Rome antique, de l'influence grecque.

L'italien s'ignorait lui-même, ou du moins paraissait s'ignorer, quand une lumière étrangère vint lui montrer sa beauté et sa force. Le provençal révéla la langue italienne à l'Italie; les troubadours furent les maîtres du Dante; l'Italie hérita de la Provence. On y vit descendre les troubadours avec leurs ménestrels et leurs jongleurs; on les vit se répandre dans toutes les cours et y semer le goût de la musique et des vers'. Cette influence même trouva de l'opposition'. Boccace et l'Arioste ont anéanti, en la résumant, toute la poésie romane; Boccace s'est approprié les contes gaulois et populaires ; l'Arioste a immortalisé, en les parodiant, les exploits et les amours de la chevalerie. Cette alliance entre la langue romane et la langue italienne ne se bornait pas à la poésie; la prose wallonne passa aussi dans l'Italie. Le maître du Dante,

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Cantabant histriones de Rolando et Oliviero. Finito cantu, bufoni et mimi in cytharis pulsabant, et decenti corporis motu se circumvolvebant. (Ancienne chronique de Milan, citée par Grosley, Observ. sur l'Italie, tom. 4, p. 118.)

• Ut cantatores Francigenorum in plateis communes ad cantandum morari non possunt. (MURAT., Dissert. antich ̧ ital., t. 2, chap. 29, p. 16.)

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