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c'était le théologien autant que l'homme qui l'avait séduite. Héloïse, elle aussi, est raisonneuse, elle est savante. On sera moins surpris de cette disposition, si l'on se rappelle qu'au neuvième siècle, et même au douzième, les laïques, et parmi eux le sexe le moins propre au travail de l'esprit, étudiaient la littérature. De même de Laure et de Pétrarque. Seulement alors une philosophie sentimentale, un amour platonique, avaient remplacé la tendresse subtile, la passion théologique du moyen âge.

Autre singularité! Ces infortunes, cet amour d'Héloïse et d'Abailard, aujourd'hui encore si pleins de magie, environnés d'un si vif et si touchant souvenir, languirent au moyen âge, oubliés en quelque sorte de la sympathie populaire, et renfermés dans l'enceinte des cloîtres. Au milieu de ces histoires d'amans, si nombreuses alors, fond inépuisable de poésies et de merveilleuses fictions, les noms des deux héros du Paraclet restent oubliés, et leurs malheurs obscurs. Puis tout à coup, après un long silence, ils reparaissent, entourés d'un intérêt et d'un charme nouveau. A quoi tient cette bizarrerie de leur destinée ? Comment s'est réveillée, pour de si anciennes infortunes, une sympathie qui leur avait manqué en des temps plus préoccupés de semblables peines? Expli

quons cette contradiction qui tient à l'histoire de l'esprit humain.

L'amour tel qu'il se produit au moyen âge, tel que nous le révèlent les romans, est plein de naïveté, de candeur, d'abandon. Confondu avec la piété, il en prend le caractère. Comme elle, ardent et pur, il conserve de la chasteté dans ses désirs, de l'innocence dans sa passion, de la foi dans ses égaremens. C'est l'amour tel que l'avaient fait les douces rêveries du nord, mêlées aux austérités des croyances chrétiennes : tradition touchante de vertu et de passion, de faiblesse et de repentir, dont madame de La Vallière fut la dernière et la plus brillante image.

Tel ne fut point l'amour d'Héloïse. Sans doute il a bien du moyen âge quelques traits; mais sous beaucoup de rapports il en est différent, et c'est là par moins populaire alors, que, est, plus tard, devenu si célèbre.

il

Héloïse, nous venons de le dire, était nourrie de l'antiquité latine, et peut-être même de l'antiquité grecque. Par ses études elle appartenait donc à cet esprit tout à la fois ancien et nouveau qui appliquait aux discussions théologiques les subtilités de la philosophie arabe, et portait une grande hardiesse dans des questions jusque-là sacrées, et inviolables à la sim

plicité de la foi. Disciple d'Abailard, elle dut en prendre le libre penser. De là le caractère et la destinée particulière de son amour, plus exalté que profond, plus savant que naïf, plus philosophique, pour ainsi dire, que religieux. Alors même que le malheur l'a vaincue, alors même que sa foi va chercher aux pieds des autels des consolations et des forces contre de trop puissans souvenirs, sa piété n'est pas résignée, son esprit soumis, son âme apaisée. Il y a en elle révolte morale, lutte de la passion contre la croyance. C'est qu'en effet Héloïse exprime autre chose qu'une affection individuelle. Elle trahit une disposition morale, une tendance philosophique qui ne devait se manifester que beaucoup plus tard. Ces regrets. et ces doutes qui, malgré elle, corrompent les effusions de son zèle, les élans de sa piété, ils éclateront avec plus de force au quinzième siècle. Il n'est donc pas étonnant que le moyen âge, d'une foi si ingénue, si paisible, et par conséquent la poésie vulgaire qui le reproduisait, et qui du douzième au quinzième siècle étouffa la littérature savante, aient oublié les malheurs d'Héloïse et d'Abailard: mais par cela même les siècles suivans devaient s'en souvenir.

Bayle', le premier, ranima en faveur des deux amans un intérêt éteint. Pope, à son tour, ressuscita cet amour que le moyen âge n'avait pas compris, et peignit admirablement cette lutte naissante de la philosophie et de la religion, de la croyance et du doute. C'est bien là en effet Héloïse. Son ardeur, ses larmes, ses révoltes, sa résignation trahissent bien cette double nature que lui avait donnée la science d'une autre époque avec la foi du douzième siècle.

Cette image des premières hardiesses de la pensée au moyen âge fut le caractère distinctif de la philosophie au dix-huitième siècle. Ainsi vint encore s'ajouter à ces vieilles infortunes un intérêt moderne. Ainsi s'explique le titre de Nouvelle Héloïse, que Rousseau donne à son ouvrage : nouvelle passion d'un autre Abailard, nouvelle lutte de l'esprit philosophique contre l'esprit religieux. Au fond, n'est-ce pas la même question, le même combat, le même mélange d'amour et de raisonnement, de tendresse et de science, de piété et de philosophie? Saint-Preux n'est que le continuateur d'Abailard. En effet, dans la vie errante du Genevois, dans cette manie de pa

1 Dict. hist.

radoxes et de vérités, dans cette parole puissante et persécutée, ne peut-on reconnaître une autre existence également aventureuse, brillante et infortunée? et Rousseau, par le titre même de son ouvrage, n'avouait-il pas cette ressemblance de génie, de gloire et de malheurs?

Rousseau avait aussi continué Pétrarque; il avait retrouvé ces rêveries poétiques, ces. inspirations délicieuses conservées dans les souvenirs, dans les sites, dans l'air du ciel italien. Les promenades de Saint-Preux au lac de Genève, ses épanchemens d'amour et de philosophie, cette ivresse du cœur et de l'imagination, tout cela est un reflet du moyen âge et une émanation de Pétrarque1, un écho et un prolongement de cette lyre pieuse et ardente qui avait enchanté la foi et la tendresse d'un siècle religieux et passionné. Cependant le caractère du dix-huitième siècle s'y trahit et devait s'y trahir. Enthousiaste, poétique, rêveuse dans Pétrarque, la philosophie dans Rousseau est froide et raisonneuse: c'est la philosophie sceptique du dix-huitième siècle, substituée à la philosophie religieuse et inspirée du quinzième caractère nouveau qui altère,

:

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