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et même toute l'Iliade et l'Odyssée; mais, quand cela seroit, ces poëmes sont des fables qui, suivant les opinions alors courantes, auroient pu être prises à la lettre; les personnages qui s'y trouvent introduits sont d'une telle nature, qu'ils auroient pu faire tout ce qui leur est attribué, comme aussi les circonstances dans lesquelles ils sont représentés auroient pu être véritables et réelles. Cette apparence de probabilité est si essentielle à la poésie, qu'Aristote observe que les anciens écrivains, pour donner davantage à leur sujet l'air de vérité, se servoient des noms de ces grands hommes qui avoient effectivement vécu dans le monde, quoique la tragédie roulât sur des aventures qui ne leur étoient jamais arrivées. En un mot, l'allégorie d'un poëme épique doit paroître vraisemblable, non seulement dans le sens caché, mais encore dans le sens littéral. L'histoire doit être telle, qu'un lecteur ordinaire puisse s'y prêter, quelque vérité naturelle, morale ou politique que les hommes d'une plus grande pénétration y puissent découvrir.

Satan, après avoir long-temps erré sur la surface ou sur l'enveloppe extérieure de cet univers, y découvre une ouverture pour entretenir la communication entre le ciel et les objets créés; c'est par-là que les anges se transportent dans ce bas monde, afin de s'acquitter de leurs messages auprès du genre humain. La pause que le prince des ténèbres fait au bord de ce passage, son attention à contempler la face de la nature, qui lui parut dans la fleur de sa beauté, et la comparaison qui marche à la suite, remplissent l'esprit du lecteur d'idées aussi nobles que surprenantes; il précipite ses yeux, ou plutôt sa vue intuitive, dans ce vaste creux

de l'univers: il parcourt les merveilles de cet immense amphithéâtre qui est entre les deux pôles du ciel, et d'un coup d'œil il envisage toute la circonférence de la création.

Son vol entre les divers mondes qui brillent à ses côtés, et la description particulière du soleil, sont de l'imagination la plus fertile; sa taille, son discours, sa transformation en ange de lumière, tout cela est traité avec une beauté exquise. Le voyage qu'il fait faire au démon vers cet astre, qui, suivant l'opinion vulgaire, est la plus brillante partie de la création, et l'ange qu'il y place, sont deux particularités remarquables, et d'autant mieux fondées, que les plus fameux philosophes ont prétendu que chaque orbe avoit son intelligence particulière. L'Écriture même nous dit qu'un apôtre vit un pareil ange dans le soleil. La réponse que cet ange fait au démon, sans le connoître, est pleine de retenue et de majesté : l'endroit où il se présente comme ayant assisté à la création, prépare le lecteur à ce qui suit dans le septième livre.

Il lui montre la terre d'une manière si distincte, que le lecteur se transporte presque dans l'éloignement pour la voir du lieu où il est.

Je ne dois pas finir mes réflexions sur ce troisième livre, sans remarquer cette célèbre plainte de Milton, qui en fait le commencement, et qui certainement mérite toutes les louanges qu'on a pu lui donner; cependant, comme je l'ai déja insinué, elle peut être plutôt regardée comme un hors-d'œuvre, que comme une partie du poëme : on peut dire la même chose de cette belle digression sur l'hypocrisie, qui se trouve dans le même livre.

No 321.

Nec satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto.

HOR.

Ceux qui savent combien il y a eu de volumes écrits sur Homère et sur Virgile, me pardonneront aisément la longueur de mes discours sur Milton. Le Paradis perdu est regardé, par les meilleurs juges, comme la plus grande production de l'esprit humain, ou du moins comme le plus bel ouvrage qui ait paru dans notre langue; ainsi, quoique j'aie tâché de donner, dans mes six premiers essais, une idée générale de ses beautés et de ses défauts, je me suis cru obligé d'en faire un sur chaque livre en particulier. Il n'est pas nécessaire d'avertir mon lecteur qu'il y a dans tout le poëme, et sur-tout dans les descriptions, une infinité de beautés que je n'ai point relevées; mon intention est de remarquer seulement celles qui me paroissent les plus frappantes, ou celles qui pourroient échapper.

Ceux qui ont lu quelques observations sur l'Odyssée, sur l'Iliade et sur l'Énéide, savent fort bien que leurs auteurs conviennent tous entre eux des principales beautés de ces poëmes : cependant chacun a découvert divers coups de maître qui étoient échappés aux autres; ainsi, je ne doute point que tout écrivain qui traitera ce sujet après moi ne trouve dans Milton des beautés que je n'ai pas fait sentir.

Comme les plus grands maîtres en fait de critique diffèrent entre eux sur certains points du poëme épique, je ne me suis pas astreint scrupuleusement aux régles que chacun d'eux a données; j'ai pris la liberté de me joindre tantôt à l'un, tantôt à l'autre, et quel

quefois de m'éloigner d'eux tous, quand j'ai cru que la raison l'exigeoit.

Nous pouvons distinguer en trois classes les beautés du quatrième livre. Dans la première, je comprends les peintures de la vie tranquille que nous trouvons dans les descriptions d'Éden, du paradis, du berceau d'Adam, etc.; la seconde renferme les machines, c'està-dire les discours et la conduite des bons et des mauvais anges; la dernière partie regarde la conduite d'Adam et d'Ève, qui sont les principaux acteurs du poëme.

A l'égard de la description du paradis, Milton a suivi la règle d'Aristote, qui veut que l'on répande tous les ornements de la diction sur les endroits languissants et dépourvus d'action: aussi le lecteur peutil observer que les expressions sont plus fleuries et plus travaillées dans ces descriptions, que dans les autres parties du poëme. Je dois encore ajouter que, bien que ces peintures de jardin, de rivières, de météores, et des parties inanimées de la nature, soient, avec justice, censurées dans un poëme héroïque, quand elles sont trop longues, la description du paradis auroit été manquée, si le poëte ne s'étoit pas un peu étendu sur ce sujet. C'est la scène où l'action principale se passe, et nous avons par-là une idée du bonheur dont nos premiers pères sont déchus. Le plan qu'il nous en donne est très beau: il est formé sur le petit tableau qui se trouve dans la sainte Écriture.

L'imagination abondante de Milton a versé sur ce lieu de béatitude et d'innocence une si prodigieuse quantité d'agréments, qu'on ne finiroit point, si on vouloit les remarquer tous en particulier.

Je ne dois pas quitter cet article, sans observer que l'on auroit peine à trouver dans le poëme un seul discours d'Adam ou d'Ève où les sentiments et les allusions n'eussent pas rapport à cette habitation délicieuse. Durant tout le cours de l'action, le lecteur se promene agréablement au milieu du paradis. Enfin, les critiques ont remarqué que, dans les poëmes où il entre des bergers, les pensées devoient toujours avoir une teinture des bois, des champs et des rivières. Nos premiers pères ne perdent presque jamais de vue leur heureuse habitation, dans ce qu'ils disent, ni dans ce qu'ils font leurs pensées, si le lecteur veut me permettre cette expression, se sentent toujours du paradis.

Nous avons présentement à considérer les machines du quatrième livre. A la vue d'Éden, Satan est rempli de sentiments différents de ceux qu'il avoit conçus dans les enfers: ce lieu lui inspire des pensées convenables. Il réfléchit sur l'heureuse condition dont il est déchu; il éclate par un discours où la vérité arrache de sa bouche l'aveu de son ingratitude: mais, après s'être accusé lui-même, il se confirme dans l'impénitence, et dans le dessein qu'il a formé d'entraîner l'homme dans son crime et dans sa misère. Ce combat des passions est animé avec beaucoup d'art.

Le prince des ténèbres adresse au soleil un discours plein de vivacité. Il se met ensuite en devoir d'étudier la situation de nos premiers pères, et de découvrir comment il pourra les attaquer avec le plus d'avantage. Le saut qu'il fait par-dessus les murailles du paradis, la figure qu'il prend pour se poster en embuscade sur l'arbre de vie qui étoit au milieu du jardin, et qui s'é

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