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sent toujours de la même manière: tout y est asservi à une marche uniforme, comme dans une prison. Virgile et Homère peignent le Tartare tel qu'il a toujours été, et tel qu'il sera toujours. Milton, au contraire, peint son enfer dans une occasion solennelle, dans une circonstance im

portante; il ne parle pas seulement des supplices accumulés dans l'empire de Satan, il montre encore toutes les fureurs dont il est tourmenté. Les démons y délibèrent; chacun y parle selon le caractère qui lui est propre; chacun des personnages représente un vice ou une passion; tous les tableaux du poëte sont animés, toutes ses couleurs semblent allumées aux voûtes étincelantes de ces régions de feu; les discours de Satan, de Moloch, de Bélial, sont remplis des plus mâles beautés; jamais l'enfer n'offrit un spectacle plus terrible; jamais la révolte ne parla un langage plus digne de son affreux génie.

L'enfer de Milton n'est point cependant exempt de reproches; il y manque plusieurs traits essentiels; la révolution dans laquelle le poëte a vécu devoit lui fournir des modèles dont il n'a pas toujours profité. A travers les agitations et les mouvements tumultueux du royaume de Satan, il a oublié de peindre ces regrets déchirants, ces haines intestines qui

poursuivent un parti coupable, lorsqu'il est vaincu. Il nous semble que les anges punis devoient s'accuser mutuellement, et se reprocher leurs crimes et leurs malheurs; cette idée étoit nécessaire pour compléter le tableau de l'enfer; et Milton a fait un contre-sens, en représentant les anges rebelles dans la concorde et dans l'union la plus parfaite : au lieu d'effrayer par ses dissensions, l'empire de Satan est le modèle des états: Milton va jusqu'à le comparer à la république des abeilles. La Harpe, dans son poëme intitulé Le Triomphe de la Religion ou le Roi martyr, a peint l'enfer avec des couleurs beaucoup plus convenables; il représente ainsi le farouche Mammon.

Les anges réprouvés, l'un de l'autre rivaux,

Se détestent toujours, quoique toujours complices;
La haine qui les ronge est un de leurs supplices.
Mammon sur-tout, jadis dans les cieux honoré,
Dans la rébellion par foiblesse attiré,

De ses honneurs perdus, tourmenté dans sa chaîne,
Conserve au séducteur une implacable haine, etc.

Dans un autre passage, La Harpe met ce beau vers dans la bouche de Satan :

Oui, moi-même je hais les crimes que j'inspire. L'auteur de la Messiade avoit déja entrepris de corriger l'enfer de Milton. Le poëte allemand fait parler dans le sénat infernal le dé

mon Abbadona, qui reproche à Satan d'avoir troublé le ciel par ses fureurs, d'avoir sacrifié les anges à son orgueil. Satan courroucé veut écraser son accusateur, mais sa droite formidable reste sans vigueur et sans force; il frappe la terre et frémit d'une rage impuissante. Ce tableau est effrayant de vérité.

Cette idée eût été un sujet fécond sous la plume de Milton; mais après avoir peint à grands traits le conseil des démons, sans montrer les éternelles discordes des méchants, il s'abandonne au délire d'une imagination fantasque et bizarre. Ces anges, qui étoient si imposants, si terribles, ne sont plus, au dixième livre, que des vipères, des couleuvres, des dragons, des cérastes; tous les échos de l'enfer retentissent de leurs sifflements : cette fiction n'est point à la hauteur du sujet; et le dernier conseil des anges rebelles ne paroît être qu'une parodie du premier.

Plusieurs critiques se sont accordés à blâmer, dans l'enfer de Milton, l'invention de la Mort et du Péché. Cette allégorie est la paraphrase de ces paroles d'un père de l'Église : Deinde concupiscentia, quum conceperit, parit peccatum; peccatum vero, quum consummatum fuerit, generat mortem. Cette idée n'est employée par saint Jacques que comme une figure; le tort du

poëte anglais est de la mettre en récit, et de faire agir des êtres allégoriques. La Mort et le Péché, tels qu'ils sont décrits par Milton, ont d'ailleurs l'inconvénient de n'inspirer que l'horreur et le dégoût, au lieu de faire naître la terreur et la pitié, qui sont les ressorts nécessaires de l'épopée comme de la tragédie.

On s'étonnera sans doute que cette fiction bizarre ait trouvé des partisans enthousiastes; on sait que la manie de certains commentateurs est de tout admirer, et les choses les plus défectueuses ne sont pas celles qu'ils admirent le moins. « J'ai lu l'allégorie de la Mort et du Péché, écrivoit l'évêque Atterbury à Alexandre Pope, et je ne lui trouve rien de comparable dans l'antiquité. » La lecture de ce passage inspire à Barrow une sorte de mépris pour les pères de l'épopée antique, qui ne semblent avoir chanté que des grenouilles et des moucherons. Il ose proférer ce blasphème littéraire, dans la langue même de Virgile:

Hæc quicumque leget tantum cecinisse putabit
Mæonidem ranas, Virgilium culices.

Il faut convenir néanmoins que cette allégorie est semée de détails admirables; et que les beautés que Milton a répandues dans son récit ont pu racheter, auprès de quelques lecteurs,

le défaut de goût dans l'invention. Le traducteur, qui a rendu les détails avec beaucoup d'exactitude, a cru devoir substituer au mot de péché le mot de révolte. La Révolte peut se personnifier avec plus de vraisemblance; elle a d'ailleurs l'avantage de rappeler l'idée d'un être féminin, ce qui rend plus vraisemblable la passion amoureuse de Satan. Une pareille liberté étoit permise à un grand poëte qui en traduit un autre; et cette heureuse infidélité n'est pas le seul service que Delille ait rendu à Milton.

Le ciel décrit par le poëte anglais a peutêtre moins de défauts que les tableaux de l'enfer; mais on n'y trouve pas la même énergie et la même vivacité dans les détails, si ce n'est au livre VI, où se trouve la description de la bataille des anges. Toutes les scènes de ce chant sont pleines de vie et de mouvement. Les apostrophes, les menaces de Satan et de Michel, sont dignes du génie d'Homère; l'orgueil de Satan est peint de la manière la plus vraie et la plus éloquente. Le désespoir, la fureur des anges qui sont précipités dans l'enfer, le calme et la joie triomphale du ciel, forment un contraste sublime. La sortie du Messie contre les anges révoltés ressemble à la descente de Jupiter, lorsque, dans Hésiode,

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