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Les descriptions de cette allégorie sont énergiques et pleines d'idées sublimes. La figure de la Mort, la couronne royale sur sa tête, la menace qu'elle fait à Satan, son approche pour le combat, le cri qui accompagna sa naissance, sont des particularités remarquables, et qui conviennent parfaitement à cette puissance terrible. Il est inutile d'observer la juste filiation de ces personnages symboliques, que le Péché fut produit à la révolte de Satan, que la Mort parut peu après qu'il eut été jeté dans l'enfer, et que les terreurs de la conscience furent conçues à la porte de се lieu de tourments. La description et l'ouverture des portes est très poétique; tout y est frappé au vrai coin de Milton.

Dans le voyage de Satan au travers du chaos, l'auteur parle de divers personnages imaginaires qui habitent cet immense abîme de matière. Ces idées peuvent être du goût de certains lecteurs, qui ne trouvent rien de bon dans un poëte que ce qui est animé; pour moi, je préfère dans cette description les endroits qui ont plus de vraisemblance, et qui sont dans la possibilité telle est son élévation dans la fumée que vomit en haut le gouffre infernal; sa chute dans un nuage de nitre et d'autres matériaux combustibles, qui, venant à se dilater avec impétuosité, le repoussent en haut : son élancement comme une pyramide de feu, avec son passage laborieux à travers la confusion des éléments, que le poëte appelle la matrice de la nature, et peut-être son tombeau, est dans le même genre de pensées.

Les rayons lumineux qui, de l'extrémité de l'univers, percent jusque dans le chaos, et la découverte

de la terre, que le prince des ténèbres aperçoit d'une distance prodigieuse, suspendue auprès de la lune, présentent des idées nobles et poétiques.

No 315.

Nec deus intersit, nisi dignus vindice nodus
Inciderit.

HOR.

Horace conseille à un poëte de bien mesurer ses forces; il paroît que Milton a parfaitement connu les siennes : son génie étoit fait pour le sublime, son sujet est aussi le plus noble qui pût entrer dans l'esprit humain: tout ce qu'il y a de grand dans la nature, le système du monde intellectuel, le chaos et la création, le ciel, la terre, et l'enfer jouent un rôle dans son poëme.

Après avoir tracé, dans le premier et dans le second livre, le monde infernal avec toutes ses horreurs, le fil de la fable conduit naturellement dans les régions opposées, je veux dire celles de la béatitude et de la gloire.

Si Milton paroît quelquefois descendre de son élévation ordinaire, c'est dans les endroits où il introduit les personnes divines. On peut, à ce que je crois, observer que l'auteur procéde avec une espèce de crainte et de tremblement, lorsqu'il fait parler le Tout Puissant: il n'ose alors donner un plein essor à son imagination; mais il prend le parti de se restreindre aux idées tirées des livres des théologiens les plus or thodoxes, et aux expressions de l'Écriture sainte. Les beautés que nous avons à chercher dans ces discours ne sont pas d'une nature poétique, ni si propres à

remplir l'esprit de grands sentiments que de pensées de religion. La beauté particulière des discours du troisième livre, consiste dans cette brièveté et dans cette clarté avec laquelle le poëte a traité les plus grands mystères du christianisme, et rangé dans un système régulier la conduite de la Providence par rapport à l'homme; il a représenté avec énergie, et dans un jour plus fort que tout ce que j'ai trouvé dans aucun historien, les dogmes abstraits de la prédestination, du libre arbitre et de la grace, comme aussi les grands points de l'incarnation et de la rédemption; circonstances très naturelles dans un poëme qui traite de la chute de l'homme. Comme ces points en eux-mêmes sont un peu secs pour le commun des lecteurs, on ne sauroit assez admirer le jour qu'il répand sur des matières si élevées, non plus que l'art avec lequel il y entremêle tous les ornements poétiques dont le sujet est susceptible. L'univers exposé aux yeux de la Providence forme un tableau digne de la connoissance infinie de Dieu. Cette peinture est autant supérieure à la manière dont Virgile a représenté Jupiter, que l'idée chrétienne de l'Être suprême est plus raisonnable et plus sublime que celle des païens; les objets particuliers sur lesquels il lui fait jeter les yeux sont animés d'une façon très vive et très belle.

La marche de Satan vers les confins de la création est très bien représentée au commencement du discours de l'Éternel; les effets que ce discours produit sur les esprits bienheureux et sur la personne divine à qui il s'adresse, ne peuvent que remplir l'esprit du lecteur d'un sentiment secret de plaisir.

Je ne remarquerai point la beauté du passage où

l'armée des anges paroît interdite. Je me dispenserai aussi de montrer combien le silence du ciel convenoit en cette occasion; je rapporterois la conclusion de ce divin colloque, et l'hymne des esprits célestes, si les bornes de mon discours me le permettoient.

L'arrivée du prince des ténèbres sur l'extérieur de cet univers, qui se présentoit de loin comme un globe médiocre, mais qui lui sembla, quand il fut proche, une plaine immense, est noble et naturelle. Les espaces qu'il parcourt sur l'enveloppe du monde, entre la masse dont l'univers fut produit et cet amas informe de matériaux qui restèrent toujours dans le chaos et la confusion, présentent à l'esprit un tableau extraordinaire. J'ai déja parlé du Limbe de vanité, que le poëte place sur la surface extérieure de cet univers; je vais m'étendre un peu sur cet article et sur d'autres allégories du poëme.

Aristote observe que la fable d'un poëme épique doit abonder en circonstances probables et étonnantes; ou, comme les critiques français s'énoncent, la fable doit être remplie de vraisemblance et de merveilleux; cette règle est aussi belle et aussi juste qu'aucune qui soit dans la poétique d'Aristote.

Si la fable est seulement probable, elle ne diffère en rien d'une véritable histoire; si elle est seulement merveilleuse, c'est un vrai roman; le point est de donner un air de vraisemblance au merveilleux. La fable de Milton est un chef-d'œuvre dans ce genre; la guerre du ciel, la réprobation des anges, l'état d'innocence, la tentation du serpent et la chute de l'homme, malgré le merveilleux, sont non seulement croyables, mais un point de foi.

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L'on peut concilier le merveilleux avec le vraisemblable, en introduisant des acteurs capables, par la supériorité de leur nature, d'effectuer le merveilleux, qui n'est pas dans le cours ordinaire des choses. Le vaisseau d'Ulysse converti en rocher, et la flotte d'Énée changée en nymphes, se rapprochent de la vraisemblance dès que les dieux s'en mêlent; par cet artifice, Homère et Virgile ont trouvé le secret de remplir leurs poëmes d'événements surprenants, mais non pas impossibles; et c'est ce qui produit si fréquemment, dans l'esprit du lecteur, le sentiment le plus agréable, je veux dire l'admiration. Si l'Énéide a quelque chose de vicieux dans ce genre, c'est au commencement du troisième livre, où le myrte qu'Énée arrache distille du sang: pour faire passer ce fait, Polydore, enveloppé dans l'arbre, raconte que les barbares habitants du pays l'ayant percé de leurs flèches et de leurs javelots, le bois qui resta dans ses plaies prit racine, et donna naissance à cet arbre dont le sang sortoit. Cette histoire semble avoir du merveilleux, et non de la vraisemblance, parcequ'elle est attribuée au seul effet de la nature. Si nous examinons la fable de Milton, quoique nous la trouvions pleine d'incidents surprenants, ils sont généralement conyenables aux idées du christianisme: tout s'y trouve, pour ainsi dire, tempéré par une juste mesure de probabilité. Je dois seulement excepter le Limbe de vanité, avec son épisode du Péché et de la Mort, et quelques personnages imaginaires du chaos; ce sont des descriptions de songes et d'ombres, non de choses ou de personnes. Je sais que plusieurs critiques regardent comme des allégories les histoires de Circé, de Polyphème, des Sirènes,

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