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conversation ordinaire. A l'égard de Milton, il est, pour ainsi dire, le créateur des caractères, qu'il a proportionnés à des sujets pris hors des limites de la nature. Shakespeare montre plus de force dans son Caliban que dans son Emporté ou dans Jules-César: l'un devoit être formé sur l'usage ou sur la connoissance du monde.

Homère avoit moins de peine à trouver des sentiments propres à une assemblée de généraux grecs que Milton n'en avoit à soutenir son conseil infernal par des caractères convenables et variés. Les amours de Didon et d'Énée ne sont que des copies de ce qu'on voit arriver tous les jours. Adam et Ève, avant leur chute, étoient une espèce différente des hommes qui sont descendus d'eux; et il n'y avoit qu'un poëte de la plus vaste invention et du jugement le plus exquis qui pût remplir de circonstances si justes leur conversation et leur conduite dans l'état d'innocence.

Il ne suffit pas qu'un poëme épique soit rempli de naturel, il faut que le sublime y domine: Virgile est, en ce point, fort inférieur à Homère. Il n'a pas, à la vérité, tant de pensées basses et vulgaires; mais il n'en a pas non plus de si nobles et de si relevées : et l'on peut dire que Virgile ne produit guère de sentiments grands et étonnants que lorsqu'il est échauffé par IIliade. Il charme et plaît universellement par la force de son génie; mais il ne nous élève et nous transporte presque jamais, sans employer quelques traits d'Ho

mère.

Le sublime est l'excellence et le principal talent de Milton: il s'en trouve parmi les modernes qui l'égalent dans chaque autre partie de la poésie; mais dans la

grandeur des sentiments, il triomphe sur les poëtes tant anciens que modernes, si l'on en excepte le seul Homère. L'imagination humaine ne sauroit se porter à des idées plus hautes que celles qu'il a employées dans ses premier, second et sixième livres. Le septième, où il décrit la création du monde, a des beautés surprenantes; cependant il n'est pas si propre à causer de l'émotion dans l'esprit du lecteur, ni si parfait, parcequ'il est moins rempli d'action. Que le lecteur considère ce que Longin a observé sur divers passages d'Homère, il trouvera, dans ce savant critique, des réflexions bien avantageuses au poëme de Milton.

Comme il y a deux sortes de sentiments, le naturel et le sublime, que l'on doit employer dans le poëme héroïque, il y a aussi deux sortes de façons de penser qu'il faut soigneusement éviter: je veux dire, en premier lieu, ce qui est affecté et peu naturel; et, secondement, ce qui est bas et vulgaire. Quant à l'affectation, nous en trouvons fort peu d'exemples dans Virgile : il n'a aucune de ces pointes badines ni de ces puérilités que l'on rencontre si souvent dans Ovide; nul de ces tours d'épigrammes de Lucain; nul de ces sentiments enflés qui sont si fréquents dans Stace et dans Claudien; nul de ces embellissements étrangers du Tasse: tout en est juste et naturel. Ses sentiments montrent qu'il avoit une parfaite connoissance de la nature humaine et de tout ce qui est le plus capable d'exciter les passions.

Je remarquerai dans la suite combien Dryden, qui nous a donné la traduction de l'Énéide, s'est éloigné de la façon de penser de Virgile. Je ne me rappelle point qu'Homère tombe nulle part dans ces sortes de fautes,

qui sont en effet les raffinements des derniers siècles. Il faut convenir que Milton a quelquefois péché en ce point, comme je le montrerai plus amplement dans un autre discours : cependant, si nous considérons que tous les poëtes du siècle dans lequel il écrivoit étoient infectés de ce faux esprit, il faut le louer de ce qu'il ne s'y est pas livré davantage, et l'on doit lui passer de s'être quelquefois prêté au goût vicieux qui prévaut encore parmi tant d'écrivains.

Il n'est point de vraies beautés sans le naturel : mais dans le naturel il y a un écueil à éviter, c'est le rampant. Homère, par la simplicité de quelques sentiments, s'est exposé aux railleries de ceux qui ont plus de délicatesse que de grandeur dans l'esprit; mais cette simplicité, comme je l'ai déja observé, étoit plutôt la faute du temps que du poëte.

Zoïle, parmi les anciens, et M. Perrault, parmi les modernes, ont tourné en ridicule quelques uns de ces sentiments: il n'y a rien à redire de ce côté-là dans Virgile, et très peu dans Milton.

Je donnerai seulement un exemple de ce défaut dans Homère: je lui comparerai ensuite un endroit de même nature dans Virgile et dans Milton. Les sentiments qui peuvent faire rire n'ont guère de décence dans un poëme héroïque, dont le but est d'exciter les plus nobles passions: on observe qu'Homère, dans le portrait de Vulcain et de Thersite, dans son histoire de Mars et de Vénus, dans le portrait d'Irus et dans d'autres passages, est tombé dans le burlesque et s'est écarté de cette gravité qui semble essentielle à la noblesse du poëme épique. Je ne me rappelle, dans l'Énéide, qu'une seule plaisanterie qui excite à rire; c'est

au cinquième livre, où il expose Ménète jeté de son bord et se séchant sur un rocher. Après tout, ce tableau est si bien placé, que les plus sévères critiques ne sauroient le condamner: il se trouve dans le livre des jeux et des divertissements, où il faut supposer que l'esprit du lecteur est disposé à s'égayer. Milton ne s'est permis le ton plaisant que dans le sixième livre, où les démons, fiers du succès de leur nouvelle artillerie, raillent les bons anges. Je regarde cet endroit comme un des plus défectueux de tout le poëme.

No 285.

Ne quicumque deus, quicumque adhibebitur heros,
Regali conspectus in auro nuper et ostro,

Migret in obscuras humili sermone tabernas:

Aut, dum vitat humum, nubes et inania captet.

HOR.

Après avoir parlé de la fable, des caractères et des sentiments, il nous reste à considérer l'élocution. Comme les savants sont fort partagés là-dessus à l'égard de Milton, j'espère qu'on m'excusera si je parois me singulariser, et si je penche du côté de ceux qui jugent le plus avantageusement de l'auteur.

Le style d'un poëme héroïque doit être clair et sublime, autrement il est défectueux. La clarté doit marcher avant tout. Un lecteur de bon esprit négligera quelquefois une petite faute contre la grammaire et la syntaxe, quand il lui est impossible de s'y méprendre au sens du poëte: voici dans Milton un endroit de cette nature. Il dit en parlant de Satan : Dieu et son fils exceptés, il n'estimoit ni ne craignoit aucune

créature. Voici encore ce qu'il dit de nos pères : Adam, le plus parfait des hommes qui vinrent depuis au monde ; Eve, la plus belle de ses filles. Il est clair que dans le premier de ces passages, suivant la syntaxe naturelle, les personnes divines sont représentées comme des êtres créés, et que dans l'autre Ève semble être une des filles d'Adam. Ces petites fautes, quand la pensée est grande et naturelle, sont de celles que nous devons imputer, avec Horace, à une inadvertance pardonnable, ou à la foiblesse de la nature humaine, qui ne peut faire attention à chaque minutie et donner la dernière main à toutes les circonstances particulières d'un si long ouvrage. Les anciens critiques, qui agissoient avec un esprit de candeur plutôt que de pointillerie, ont inventé des figures pour couvrir ces petites fautes dans des auteurs estimables par d'autres endroits.

S'il ne falloit s'attacher qu'à la clarté et à la netteté, le poëte n'auroit uniquement qu'à exprimer ses pensées de la manière la plus claire et la plus naturelle; mais puisqu'il arrive souvent que les phrases les plus communes et les plus usitées dans les conversations ordinaires, deviennent trop familières à l'oreille, et contractent une sorte de bassesse en passant par la bouche du vulgaire, un poëte doit se garder soigneusement des façons triviales de parler. Ovide et Lucain ont plusieurs dictions peu relevées; ils s'accommodent des premières expressions qui se présentent, sans se donner la peine de chercher celles qui seroient non seulement naturelles, mais encore élevées ou sublimes. Milton a très peu de ces sortes de fautes. Les grands maîtres de la composition savent que

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