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travail de Delille; mais ils en ont montré en même temps les beautés: leur jugement sera consacré par l'expérience, et le temps fera justice des critiques passionnées.

REMARQUES D'ADDISON

SUR

LE PARADIS PERDU.

Spectateur, no 267.

Cedite, Romani scriptores; cedite, Graii.

Rien n'est si ennuyeux que les disputes de mots. Je n'entrerai donc point ici dans la question qu'on agite depuis quelques années, si le Paradis perdu de Milton peut être appelé un poëme héroïque. Il ne tiendra qu'à ceux qui ne veulent pas lui donner ce titre, de le nommer un poëme divin. Il suffit, pour sa perfection, qu'il renferme toutes les beautés de la plus haute poésie. Au reste, ceux qui prétendent que ce n'est pas un poëme héroïque, n'avancent rien de plus à son désavantage, que s'ils disoient qu'Adam n'est Énée, et qu'Eve n'est point Hélène.

pas

Je vais examiner l'ouvrage suivant les règles de la poésie épique; et je verrai s'il est inférieur à l'Iliade ou à l'Énéide, eu égard à toutes les beautés qui sont essentielles à ce genre d'écrire.

La première chose à observer dans un poëme épique, c'est la fable, qui tire sa perfection de la sublimité du sujet, et plus encore de l'arrangement que l'on donne à l'action. Cette action doit avoir trois qualités; il faut qu'elle soit une, entière et grande. Considérons à pré

sent l'action de l'Iliade, de l'Énéide et du Paradis perdu, dans ces trois divers points de vue.

Homère, pour conserver l'unité de son action, se transporte au milieu des choses, comme Horace l'a observé. S'il eût remonté jusqu'à l'œuf de Léda, ou s'il eût commencé même à l'enlèvement d'Hélène ou à l'ouverture du siège de Troie, il est évident que le poëme auroit été un tissu d'actions différentes. Pour éviter ce défaut, il commence par la discorde des chefs, et il entrelace avec art, dans le cours de l'ouvrage, un récit des choses importantes qui ont rapport à son sujet et qui se sont passées avant cette fatale dissension.

De même Virgile nous présente d'abord son héros dans les mers de Toscane, à la vue de l'Italie, parceque l'action qu'il s'agit de célébrer n'est autre que son établissement dans le Latium; mais comme il étoit nécessaire que le lecteur fût informé des aventures qui lui étoient arrivées à la prise de Troie et dans le cours de ses voyages, Virgile les fait raconter à son héros, par forme d'épisode, dans le second et le troisième livre de l'Énéide. Les événements qu'il y rapporte sont antérieurs à ceux du premier livre; mais, pour conserver l'unité de l'action, ils ne vont qu'après dans la disposition du poëme. Milton, à l'imitation de ces deux grands poëtes, commence son Paradis perdu par un conseil infernal, où les démons conspirent la chute de l'homme, qui est l'action principale.

A l'égard de la bataille des anges et de la création du monde, qui précédent suivant l'ordre des temps, et qui, selon mon idée, auroient entièrement détruit l'unité de sa principale action, s'il les eût racontées dans un ordre dialectique, il les fait entrer épisodique

ment dans les cinquième, sixième et septième livres. Aristote convient que l'unité de la fable n'est pas trop bien observée dans Homère. Ce fameux critique tâche pourtant de pallier cette imperfection dans le poëte grec, en l'imputant, en quelque sorte, à la nature du poëme épique. Quelques uns croient que la structure de l'Énéide est aussi défectueuse en ce point, et qu'elle contient des épisodes qu'on peut regarder plutôt comme des excroissances, que comme des parties de l'action. Au contraire, le poëme dont il s'agit ici n'a d'autres épisodes que ceux qui naissent naturellement du sujet; malgré cela, il est rempli d'une multitude d'incidents étonnants, qui réunissent la plus grande variété avec la plus grande simplicité, et qui font un tout uniforme dans sa nature, quoique diversifié dans l'exécution.

En célébrant l'origine de l'empire romain, Virgile a décrit la naissance de sa fameuse rivale, la république de Carthage. Milton raconte dans son poëme sur la chute de l'homme, celle des mauvais anges, qui sont nos plus grands ennemis. Cet épisode a plusieurs beautés, et se lie naturellement à l'action principale du poëme; il n'en rompt point l'unité, comme eût fait tout autre épisode qui n'auroit pas eu le même enchaînement avec le sujet principal; c'est là ce que les critiques admirent dans le Moine espagnol, autrement la Double reconnoissance, où les deux différentes intrigues paroissent comme des contre-parties et des copies l'une de l'autre.

La seconde qualité requise dans l'action d'un poëme épique, est qu'elle soit entière. Une action est entière, lorsqu'elle est complète dans toutes ses parties, ou,

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