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roïsme; les revers ne ternissent point son éclat; il reste toujours digne de l'épopée, sur-tout lorsqu'il se lie à de grands événements.

Mais l'infortune d'Adam est une infortune méritée. Milton ne chante pas seulement le malheur de son héros; il chante sa désobéissance. Quel homme peut s'intéresser à une action qui a perdu le genre humain? Il est vrai qu'Adam est coupable; mais le repentir et la prière lui font trouver grace devant le juge suprême; les rapports de la terre et du ciel ne sont point interrompus. Après avoir été comblé des bienfaits de la Divinité, l'homme est encore l'objet de la miséricorde divine; tout le ciel s'attriste de sa défaite; le fils du Créateur va s'immoler pour Adam et pour sa postérité; et le héros du poëme, terrassé par les puissances de l'enfer, se relève, pour ainsi dire, appuyé sur son Dieu.

Il nous semble qu'on pourroit faire valoir encore d'autres considérations, tirées de la nature de nos affections et de nos sentiments. Adam est tombé par son péché, mais il est tombé de l'état d'innocence dans l'état où nous sommes, et cet état n'a rien dont notre amourpropre soit blessé. En se rapprochant de notre nature, il n'a rien de méprisable à nos yeux; il devient peut-être plus digne de notre intérêt.

Nous admirons les héros, mais nous ne voudrions pas qu'ils fussent au-dessus de la nature humaine; les héros d'Homère ne nous attachent pas moins par leurs passions et même par leurs défauts que par leurs qualités. Plusieurs critiques ont pensé avec quelque raison que la perfection morale que Virgile donne à son héros nuit à l'intérêt de l'Enéide. Tous les lecteurs sont charmés de la peinture que fait Milton du bonheur, de l'innocence de nos premiers parents; mais il y a dans ce bonheur, dans cet état d'innocence quelque chose de froid et de monotone qui nous surprend sans nous intéresser, qui nous séduit sans nous émouvoir. Lorsque Adam et Ève ont nos sentiments et nos passions, lorsqu'ils deviennent semblables à nous, nous les aimons davantage; nous nous intéressons plus à leur situation. Nous ne partageons point un bonheur que nous pouvons à peine concevoir; nous partageons plus volontiers des regrets mêlés d'espérance; nous entendons mieux le langage de la douleur; et peut-être est-il vrai de dire que dans cette vie, appelée par l'Écriture une vallée de larmes, nous ne connoissons d'autre bonheur que celui qui consiste à être consolés. L'action du Paradis perdu est essentiellement merveilleuse, et c'est un défaut qu'on lui

pour

a reproché. Cependant, comme elle se rattache à notre croyance, elle trouve notre attention toujours préparée; il nous en coûte moins suivre les tableaux merveilleux de Milton que pour suivre les récits de Virgile et d'Homère, qui nous transmettent des faits étrangers à notre religion et à nos mœurs. La muse du père de l'Iliade a souvent inspiré Milton; et l'épopée, traitée par ces deux poëtes d'après les mœurs et les idées de leur siècle, rappelle l'idée de ces temples que les anciens avoient élevés à Jupiter, et qui, chez les modernes, sont devenus des églises ouvertes au culte du vrai Dieu.

Boileau, qui s'est si rarement trompé, ne concevoit pas que la religion catholique pût se prêter au développement de l'épopée.

Et quel objet, enfin, à présenter aux yeux,
Que le diable toujours hurlant contre les cieux,
Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,
Et souvent avec Dieu balance la victoire? etc.

Il en est du monde littéraire comme du monde physique : les anciens ne croyoient pas que l'univers s'étendît au-delà des bornes d'Hercule; nos plus grands maîtres en littérature, élevés à l'école de l'antiquité, ne voyoient rien au-delà du Tartare et de l'Olympe des païens. Mais de même que de hardis navi

gateurs ont ouvert un nouveau monde à nos besoins, ainsi les découvertes du génie, et les ressources qu'il a trouvées dans notre religion, ont pu agrandir le domaine de l'esprit humain, et reculer les bornes de l'empire des arts. Milton a chanté le ciel et l'enfer des chrétiens; ses tableaux renferment les plus grandes beautés; et, s'il n'eût pas quelquefois manqué de goût dans ses inventions, nous ne craignons pas de dire que son livre eût égalé ce que l'antiquité a produit de plus grand et de plus sublime.

L'enfer de Milton pourroit, sous plusieurs rapports, soutenir la comparaison avec le Tartare de Virgile et d'Homère. Le personnage de Satan est beaucoup plus brillant, beaucoup plus poétique que le triste et sévère Pluton; les voûtes brûlantes, les ténèbres visibles de l'enfer, ne sont pas moins propres à frapper l'imagination que le vautour de Prométhée et la roche de Sisyphe. Milton a conservé l'idée du fleuve Léthé, mais il en fait un emploi plus heureux que les anciens les anges rebelles veulent y boire l'oubli des peines; le flot recule devant eux, et se dérobe à leurs lèvres brûlantes. L'image terrible du passé suit les coupables dans ces demeures éternelles, et se mêle à leur supplice. Un des défauts qu'on

peut reprocher à l'enfer des anciens, c'est qu'on n'y trouve point le remords: l'enfer des modernes se lie à des idées plus justes; les souvenirs n'en sont point bannis; il se lie aussi à des images frappantes, car la porte en est fermée à l'espérance.

Les poëtes anciens mettent trop peu de différence entre le Tartare et la demeure des justes. Cette seconde vie, dit un écrivain en parlant des Champs-Élysées décrits par Homère, est triste comme la mort, et vaine comme le néant. Achille, rencontré par Ulysse dans les ChampsÉlysées, dit qu'il aimeroit mieux être l'esclave du plus indigent des laboureurs que de régner sur le peuple entier des ombres; les lecteurs d'Homère doivent être frappés de la vérité de ces paroles. Les poëtes anciens n'ont trouvé d'autre bonheur pour les justes que la vaine image de ce qui se passe sur la terre; Milton a placé ce bonheur dans son enfer, et cette hardiesse ne nous cause pas trop de surprise. Nous ne croyons pas cependant qu'il ait eu l'intention de faire une critique de l'enfer de Virgile et d'Homère; mais il est certain qu'il a mieux connu les convenances; et la religion chrétienne l'a mieux dirigé que n'auroit fait la mythologie des Grecs et des Romains.

Les scènes des Tartares des anciens se pas

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