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vent la douleur vient nous révéler le secret de

la joie.

Il est vrai que les derniers livres du Paradis perdu sont plus négligés que ceux qui précédent. Milton avoit à retracer les suites du péché et les annales du genre humain; il semble dédaigner de marcher dans un sentier connu: habile à peindre ce que personne n'a jamais vu, sa muse languit dans un sujet que son imagination n'a point créé. Non seulement il ne profite pas de toute la richesse de son sujet, mais il emploie souvent des images triviales et dégoûtantes : l'idée de la Mort qui respire l'odeur des cadavres qui ne sont pas encore, n'est pas moins contraire aux règles du goût qu'à celles de la vraisemblance. Le tableau des âges futurs remplit les deux derniers chants; les visions de l'ange et d'Adam sont beaucoup trop longues. Au sixième et au huitième livre de l'Énéide, Virgile fait prédire à Énée les destinées de sa race, mais il se garde bien d'y consacrer deux livres entiers. Au lieu d'imiter la sage retenue de Virgile, le poëte anglais a voulu imiter Dubartas, qu'il avoit sans doute sous les yeux lorsqu'il a fini le Paradis perdu. L'auteur de la Semaine, après la chute d'Adam, fait sortir les Furies de l'enfer; elles arrivent, comme dans Milton, avec toutes les maladies et tous

une situation nouvelle que pour se livrer à son penchant pour les descriptions. Le Pandémonium, dans le premier livre, est un incident inutile, puisque les démons viennent de délibérer en plein air, et qu'ils ne s'en servent qu'une seule fois : Milton ne fait bâtir ce monument que pour se donner le plaisir de le décrire. On peut dire la même chose de ce fameux pont bâti sur le chaos, dont le poëme pouvoit se passer, et qui n'est là que pour être le sujet d'une description. Les tableaux du Paradis perdu ont quelquefois de la confusion; les plus grands objets s'y trouvent mêlés aux plus petits détails. Ce défaut est sur-tout remarquable dans le septième livre, où Milton décrit les scènes sublimes de la création. Après avoir parlé de la marche pompeuse des astres, le poëte parle trop longuement du coq, du paon, de la fourmi et des plus petits insectes. Ce manque de goût, ce défaut de convenance est commun à la plupart des poëtes descriptifs.

Le style de Milton est presque toujours noble et élevé, mais il a quelquefois cette affectation qu'on reproche aux poëtes italiens. Dans une description du ciel, il parle de la danse étoilée des astres, starry-dance. Dans un tableau du matin, le zéphyr est appelé l'éventail de l'Aurore, Aurora's-fan. Au premier livre, il

parle des démons qui font une large blessure à une montagne, et qui lui enlèvent des côtes d'or:

Soon had his crew

Open'd into the hill a spacious wound,

And digg'd out ribs of gold.

Il nous reste un mot à dire des comparaisons de Milton. Elles n'ont ni les détails gracieux et pittoresques de celles de Virgile, ni la précision et l'élégance ingénieuse de celles des modernes. Les anciens et les modernes n'emploient de comparaison que pour développer ou agrandir une idée. Les comparaisons ne remplissent pas toujours cet objet dans le Paradis perdu. Le poëte traite un sujet merveilleux; toutes ses inventions tiennent d'un monde idéal; elles sont presque toujours gigantesques; ses points de comparaison au contraire sont pris dans le monde réel et parmi les choses que nous connoissons; ses fictions sont extraordinaires et ses similitudes ne le sont point; elles accusent quelquefois l'invraisemblance de ses récits. Virgile, dans le douzième livre de l'Enéide, compare son héros sur le champ de ba taille au mont Athos; cette comparaison agrandit Énée aux yeux du lecteur; Milton compare Satan tombant sous les coups de Michel, à un

T. XIII. PARADIS PURDE. I.

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roc foudroyé; cette image, toute grande qu'elle est, affoiblit l'idée que le poëte a donnée de ces guerriers célestes,

Dont un seul, saisissant tous ces globes divers,
D'un seul coup auroit pu les lancer dans les airs.

Les comparaisons de Milton ont un autre défaut. La plupart sont tirées de la mythologie; ce qui rappelle des idées étrangères et contraires à la nature du sujet que le poëte se propose de traiter: d'autres sont tirées de l'histoire et des sciences; elles donnent aux tableaux de Milton un ton de pédanterie qui fatigue l'attention au lieu de la distraire. Le style de Milton est en général chargé de mots techniques, qui, dans toutes les langues, doivent être bannis de la poésie: il semble avoir l'ambition de paroître savant, bien plus que l'envie de se montrer poëte. Un littérateur anglais a cru louer Milton, en disant que son poëme étoit une encyclopédie; on ne pouvoit, à notre avis, en faire une critique plus sévère. Au reste, nous avons cru devoir particulièrement insister sur les défauts de Milton, par la raison qu'ils ont en grande partie disparu dans la traduction de Delille. Nous avons moins parlé des beautés; les remarques d'Addison et les vers du nouveau traducteur les font assez connoître.

On nous a demandé plusieurs fois pourquoi Delille n'avoit pas donné la préférence à la Jérusalem délivrée. Le Tasse a souvent les mê

mes défauts que Milton. Des princes chrétiens changés en poissons, un perroquet chantant des chansons de sa composition, sont des inventions aussi bizarres que celles qu'on a reprochées à l'auteur du Paradis perdu. Milton n'a rien de plus ridicule que Clorinde enfoncée dans un arbre de la forêt, et blessée par la hache de Tancrede Si le poëte anglais a prodigué les monstres et les fantômes dans ses récits, le poëte italien a beaucoup trop prodigué les enchanteurs et les sorciers. Tous les deux d'ailleurs rachètent ces défauts par des beautés qui leur sont propres. Le Tasse nous charme la variété de ses caractères; Milton, par la par vérité et quelquefois la singularité de ses peintures; les images du second ont plus de majesté, celles du premier ont plus de grace : l'un est doué d'un génie plus mâle et plus hardi; l'autre a un génie plus souple, un coloris plus élégant; l'un d'une imagination riante, l'autre d'un esprit triste et sombre, ils ont tous deux quelque chose du climat de leur patrie. Homère et Virgile ont formé le Tasse; Milton s'est créé lui seul : les plus beaux morceaux de la Jérusalem délivrée sont des imitations de l'Iliade et de

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