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vent la douleur vient nous révéler le secret de

la joie.

Il est vrai que les derniers livres du Paradis perdu sont plus négligés que ceux qui précédent. Milton avoit à retracer les suites du péché et les annales du genre humain; il semble dédaigner de marcher dans un sentier connu: habile à peindre ce que personne n'a jamais vu, sa muse languit dans un sujet que son imagination n'a point créé. Non seulement il ne profite pas de toute la richesse de son sujet, mais il emploie souvent des images triviales et dégoûtantes : l'idée de la Mort qui respire l'odeur des cadavres qui ne sont pas encore, n'est pas moins contraire aux règles du goût qu'à celles de la vraisemblance. Le tableau des âges futurs remplit les deux derniers chants; les visions de l'ange et d'Adam sont beaucoup trop longues. Au sixième et au huitième livre 'de l'Énéide, Virgile fait prédire à Énée les destinées de sa race, mais il se garde bien d'y consacrer deux livres entiers. Au lieu d'imiter la sage retenue de Virgile, le poëte anglais a voulu imiter Dubartas, qu'il avoit sans doute sous les yeux lorsqu'il a fini le Paradis perdu. L'auteur de la Semaine, après la chute d'Adam, fait sortir les Furies de l'enfer; elles arrivent, comme dans Milton, avec toutes les maladies et tous

voyés de Dieu; les habitants de l'enfer ont juré leur perte, les habitants du ciel veillent à leur défense: jamais scène plus intéressante ne s'ouvrit devant les regards humains.

Rien n'est plus touchant que les récits des deux époux, qui racontent les premières impressions de la vie. Eve étoit endormie sur les fleurs; elle s'éveille; elle voit son image dans une onde transparente; elle tressaille de surprise et de joie; elle croit voir un être semblable à elle. Le fond de ce tableau est imité de la fable de Narcisse; mais combien cette fiction est plus naturelle dans Milton que dans Ovide! Il n'est pas vraisemblable que Narcisse tombe dans une pareille erreur, lui qui, au rapport du poëte latin, s'étoit moqué des nymphes des fleuves et des collines; il est moins vraisemblable encore qu'il persiste dans cette illusion, et qu'il meure d'amour pour son image. Ève est trompée; mais elle n'a encore rien vu, et son erreur ne se prolonge qu'autant qu'il faut pour montrer son aimable naïveté. Elle est bientôt détrompée par une voix inconnue, et conduite auprès de notre premier père. Adam raconte sa naissance à Raphaël: il se réveille pour la première fois; il ne sait d'où il vient, dans quel lieu il est ; il porte ses regards vers le firmament; il s'a

dresse à tous les êtres qui l'environnent; il leur demande quelle est la puissance qui l'a créé. Ces tableaux, pris séparément, sont dignes du pinceau de l'Albane ou de MichelAnge; et comparés, ils indiquent, de la manière la plus vraie et la plus naturelle, le caractère des deux époux. Le premier a plus de douceur, le second a plus de force et de noblesse; Ève éprouve les sentiments de son sexe, Adam a des idées plus mâles; Ève est attirée par l'onde qui murmure, Adam fixe l'éclat du firmament; la femme cherche son image, l'homme élève sa pensée vers un Dieu. Les adieux d'Adam et d'Eve au paradis terrestre, dans le onzième livre, sont marqués la même différence : la mère des humains, en quittant le bocage d'Éden, regrette le lit nuptial et les fleurs qu'elle a cultivées; Adam regrette la présence de Dieu.

par

Qui a pu dévoiler à Milton le secret des amours d'Éden? Ni les âges présents, ni les âges passés ne nous en offrent aucun modèle; toutes ses couleurs devoient être empruntées du monde idéal, et la poésie a fidélement retracé ce que les yeux n'ont point vu, ce que l'oreille n'a point entendu. On a dit que les amours d'Énée et de Didon étoient un ouvrage

à

part dans l'antiquité; les amours d'Adam et

d'Eve ne ressemblent à rien de ce que nous ont laissé les anciens, et de ce qu'ont fait les modernes cependant la peinture en est si vraie, qu'on seroit tenté de croire que le poëte en a été le témoin; ses descriptions ont tant de vérité, qu'on pourroit prendre le quatrième livre de son poëme pour la flore du paradis. L'idée de l'innocence du monde, de la jeunesse de l'univers, se mêle sans cesse dans ses tableaux à l'idée des premiers amours du genre humain. Il semble que l'esprit du lecteur s'épure à la lecture de ce quatrième livre, et qu'il ait quelque chose de cette pudeur, de cette ingénuité toutes célestes qui empêchoient Adam et Ève de voir leur nudité.

La rage et les menaces de Satan font admirablement ressortir ce tableau de l'amour innocent. Les hommes ne font pas grand cas d'un bonheur qu'on ne craint pas de perdre. Les pièges de Satan semblent multiplier les charmes d'Éden; les tendres alarmes qu'on éprouve ajoutent quelque chose aux délices de ce séjour enchanté. La plupart des métamorphoses de Satan sont triviales, mais ses discours sont toujours animés de la passion la plus éloquente. L'opposition qui se trouve entre ses actions et ses discours marque très bien les disparates et les extrêmes de l'or

que:

gueil, qui tour-à-tour profère les plus hautes maximes, et descend aux plus honteuses bassesses. Ce fier monarque des enfers, qui a triomphé du chaos, n'est plus dans Éden qu'un vil espion. On pourroit croire que les moyens qu'il emploie sont indignes de la poésie épila ruse est essentiellement contraire au caractère d'héroïsme qui seul doit trouver place dans l'épopée. Ce caractère donné à Satan prouve d'abord qu'il n'est point, comme on l'a dit, le héros du Paradis perdu: il justifie aux yeux du lecteur le caractère et la défaite de nos premiers parents; ils ne font que céder à la ruse : il est moins honteux, au jugement des hommes, d'être vaincu par l'artifice que de céder au courage et à la valeur.

Quelques critiques ont reproché à Adam de ne point agir: il n'est point étonnant qu'il n'agisse pas contre des pièges qu'il ne peut voir;

la

marque du vrai courage est de se confier à sa propre force, et de ne point soupçonner la ruse, qui est le honteux apanage de la foiblesse. Adam n'est point d'ailleurs le héros du Paradis perdu, parcequ'il doit agir, mais parcequ'il est le centre de la création, et que tous les intérêts sont liés à sa destinée.

Addison n'a pas montré son jugement ordinaire, lorsqu'il dit qu'il ne faut point chercher

T

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