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de héros dans le Paradis perdu: il ajoute que, si on en veut trouver un, il se présente naturellement dans la personne du Messie. C'est d'abord une très grande erreur de croire que l'épopée puisse se passer d'un héros; l'unité est essentiellement nécessaire à la marche du poëme épique; et cette unité est perdue, si le poëte ne met sur la scène un personnage auquel tous les intérêts viennent aboutir. Ce personnage principal ne peut point être le Messie dans le Paradis perdu : le héros d'un poëme doit être sujet à la bonne et à la mauvaise fortune, et cette alternative répugne à l'idée d'un dieu. On a reproché à Milton d'avoir traité un sujet merveilleux. Ce défaut deviendroit beaucoup plus grave, si l'opinion d'Addison étoit fondée; mais telle n'a point été la pensée de Milton. Le Messie ne paroît, dans le Paradis perdu, que comme Junon et Vénus paroissent dans l'Iliade et dans l'Enéide; Adam en est le héros; c'est à lui que se rapportent tous les événements du poëme; c'est contre lui que l'enfer est armé; c'est sur lui que les regards du ciel sont fixés; c'est pour lui enfin que le lecteur espère et

craint le dénouement.

On ne peut s'empêcher d'admirer ici la manière dont Milton a tiré parti de son sujet; il avoit d'abord fait une tragédie de la chute d'A

dam. Il a conservé les formes dramatiques dans les principales parties de son poëme. Le neuvième livre est un drame complet; le lieu de la scène est présent au lecteur; les personnages principaux sont Satan, Adam, et Ève. Satan est représenté, d'après l'Écriture, comme un être plein de malice; Adam, comme l'observe M. de Châteaubriand, est noble, majestueux, et tout à-la-fois plein d'innocence et de génie; il est tel que le peignent les livres saints, digne d'être respecté par les anges, et de se promener dans la solitude avec son créateur. Plein de con

il

fiance dans sa force, plein de tendresse pour sa compagne, il peut être trompé par la ruse, peut être égaré par l'amour. Eve est sensible

et légère; on craint qu'elle ne cède au langage d'une fausse amitié: son cœur, accessible à la louange, peut être aveuglé par l'amour

propre.

Milton, dit l'auteur du Génie du Christianisme, l'a représentée irrésistible par les charmes, mais un peu indiscrète et amante de paroles, afin qu'on prévît le malheur où ce défaut va l'entraîner. Les caractères des personnages sont parfaitement connus. Adam et Raphaël s'entretiennent des devoirs de l'homme et des pièges de Satan. L'ange recommande à notre premier père de ne point permettre à sa compagne de

le

s'éloigner de lui. L'entretien est entendu par Satan; la scène s'ouvre, et l'exposition du drame fixe déja l'attention du spectateur. Eve Ève est blessée des défiances d'Adam; elle veut s'éloigner de son guide fidéle; Adam craint d'affliger sa compagne; il lui permet de marcher seule dans la solitude d'Éden: dès-lors, le lecteur est saisi d'une tendre inquiétude pour sort des deux époux. C'est là qu'est placé le nœud de l'action dramatique. Bientôt Satan rencontre Ève sans défense, et nonchalamment occupée à soutenir les tiges des fleurs. A cette rencontre, le spectateur sent redoubler ses alarmes. Satan s'approche d'un air soumis et plein d'une trompeuse douceur; il loue les attraits et la beauté de sa victime; Eve est surprise et touchée de ce langage; ils agissent tous deux selon leur caractère, et l'intérêt va toujours croissant. Satan fait l'éloge d'un fruit miraculeux; la curiosité d'Eve s'éveille à ce récit; sa vanité rêve déja un bonheur céleste. Tous deux marchent ensemble vers l'arbre fatal; mais la mère du genre humain a reconnu le fruit défendu, ce qui forme un nouvel obstacle au triomphe de l'esprit infernal. Le spectateur espère qu'elle ne succombera point. Mais Satan trouve de nouvelles ressources dans son éloquence; Ève chancelle et suc

combe, entraînée par l'espoir de devenir semblable aux habitants du ciel. Cette scène entre Eve et Satan est conduite avec un art admirable. La scène entre Adam et Ève est également pleine d'intérêt. La mère du genre humain hésite un moment si elle fera partager son bonheur à son époux, et si elle conservera l'empire que le serpent lui a promis. Mais si, au lieu de l'immortalité, elle n'avoit trouvé que la mort, une autre Ève viendroit consoler Adam. Cette idée, si heureusement prise dans la nature, la ramène à son époux. Adam tremble à l'aspect de la pomme fatale; il gémit sur le sort de son épouse; et il lui cède, bien moins dans l'idée de partager sa faute que dans celle de partager son malheur; il y a dans sa chute une sorte d'héroïsme qui l'excuse aux yeux des lecteurs les plus sévères. Ève avoit été séduite par l'amour-propre: Adam s'immole à l'amour et à l'amitié malheureuse.

l'ac

Plusieurs commentateurs ont cru que tion du Paradis perdu se terminoit à cette dernière scène. Il est évident que si le poëme étoit fini au neuvième livre, Satan, comme l'a pensé Dryden, en seroit véritablement le héros, car il est venu à bout de ses desseins, et la faute d'Adam reste tout entière. Mais le poëte ne s'est pas seulement proposé de chanter la dés

obéissance d'Adam, il promet encore, dans le début de son poëme, de montrer au milieu des triomphes de la Mort et du Péché, la perspective consolante de la rédemption. La foiblesse humaine se trouve naturellement liée à l'idée de la miséricorde divine; le repentir est une suite immédiate de la faute d'Adam; la prière qui s'élève vers les portiques éternels va parler dans les cieux de la misère dans laquelle le genre humain est tombé; Dieu se laisse fléchir; Satan doit être puni; l'homme sera consolé; il n'y a là qu'une seule action, et cette action embrasse jusqu'aux événements qui ne sont pas encore. L'espérance de la rédemption entre nécessairement dans le dénouement du Paradis perdu; l'avenir est en quelque sorte présent dans ce poëme, comme il l'est dans la pensée de Dieu.

Il seroit impossible de retrancher les trois derniers chants du Paradis perdu, sans lui ôter un grand intérêt. Les malheurs attachés à la faute d'Adam semblent achever la peinture de l'innocence et du bonheur qu'il a perdus; tout cela est conforme à la nature humaine. Nous apprécions peut-être mieux les délices d'Éden dans les adieux d'Adam et d'Ève que dans les tableaux riants du quatrième livre; le regret vaut mieux que la jouissance, et sou

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