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il va foudroyer les Titans. Le tableau d'Hésiode a peut-être plus de chaleur et de poésie; mais le caractère du Messie, que Milton a rendu avec tant de majesté, imprime à son récit un air de grandeur qui lui assure la supériorité.

Cette bataille des anges a été tournée en ridicule: plus un sujet est élevé par lui-même, plus il est facile de le parodier. On a parodié les scènes les plus sublimes de l'épopée et de la tragédie. Cependant la plupart des objections qu'on a faites contre les anges sont applicables aux dieux du paganisme; et Lamothe les avoit déja fait valoir contre les dieux d'Homère et de Virgile. Voltaire a beaucoup plaisanté sur ce que les anges se lancent des montagnes, et se servent de l'artillerie. L'idée des montagnes lancées par les Titans est accréditée par les traditions poétiques de la Grèce et de Rome; quant à l'artillerie les que anges rebelles emploient contre leurs adversaires, nous croyons que cette invention a été jugée trop sévèrement. La plus grande invraisemblance est sans doute d'avoir donné des armes aux esprits célestes; mais une fois que ce point est accordé, nous ne voyons pas pourquoi le poëte ne resteroit pas le maître de choisir les instruments guerriers qu'il met

par

entre les mains des combattants. Les anciens représentoient leurs dieux avec une lance, des flèches et un carquois: Milton a donné aux anges les armes des modernes ; ces armes sont de véritables images de la foudre, et elles sont cela même plus poétiques que la lance et les flèches des héros de l'antiquité. La poudre à canon est la découverte la plus funeste à l'humanité; et c'est à coup sûr un trait de génie, que d'en avoir donné tout l'honneur à Satan. Cette dernière idée est très bien développée par Milton, et mieux encore par son traducteur. parson

Et faut-il s'étonner que l'auteur de nos maux,
Satan, ait inventé ces tonnerres nouveaux!
Dieu lui-même étouffa cet art dans sa naissance:
Depuis, il le permit pour servir sa vengeance;
Et, lorsque enfin le crime eut fatigué ses traits,
Par nos propres fureurs châtia nos forfaits.

On pourroit trouver dans cette bataille de Milton des défauts plus réels. D'abord, comme l'observe le traducteur lui-même, on sait trop de quel côté doit se déclarer la victoire; le récit perd ainsi de cet intérêt qui naît de l'incertitude des événements. On pourroit ajouter que les caractères ne sont pas assez variés: celui d'Abdiel est foiblement tracé : le lecteur ne voit sur le champ de bataille que trois ou quatre personnages, et le reste demeure perdu

pas

dans la foule. Dans les combats d'Homère et de Virgile, chacun des héros est caractérisé; chacun des dieux paroît avec l'attribut de sa puissance; cette variété de caractères interrompt la monotonie des récits. Milton n'a assez soigné ses détails; il lui échappe des inconvenances et quelquefois des contradictions. Moloch, partagé en deux par le glaive de Michel, n'offre qu'une image repoussante. Tantôt les anges paroissent avoir un corps, et tantôt ils n'en ont point. Cette confusion de l'esprit et de la matière embarrasse le lecteur; c'est ce qui a fait dire à Johnson (*) que le sixième livre est celui qui plaît le plus à la jeunesse, mais qu'on en néglige quelques détails, à mesure qu'on arrive à l'âge de la maturité.

Dans le troisième livre du Paradis perdu, Milton a imité le début du dixième livre de l'Énéide.

Conciliumque vocat divum pater atque hominum rex
Sideream in sedem; terras unde arduus omnes
Castraque Dardanidum adspectat, populosque Latinos.
Du trône où sa splendeur, dans une paix profonde,
Domine les hauteurs qui dominent le monde,

A travers le cristal du pur azur des cieux,
L'Éternel ici-bas avoit jeté les yeux.

(*) Voyez la Vie de Milton par Johnson, dans la traducon qu'en a donnée M. Boulard.

Il voit nos premiers parents dans Éden, et Satan, vainqueur du chaos, traversant les airs qui avoisinent la terre. Son œil perçant voit à-la-fois le présent, le passé, et l'avenir. Les discours qui se prononcent dans le conseil de Dieu ne sont pas aussi beaux que ceux du dixième livre de l'Énéide: l'Éternel parle trop longuement, ce qui ne sied point à la toutepuissance; il justifie sa conduite, ce qui est contraire à l'idée que nous concevons de sa majesté. Virgile néanmoins n'a rien de plus touchant, dans son conseil des dieux, que la réponse et l'intercession du Messie. Les anciens, qui avoient divinisé tous les vices et toutes les vertus, avoient oublié de diviniser la bonté.

Virgile termine le conseil de l'Olympe par ces vers admirables:

Stygii per flumina fratris,

Per pice torrentes atraque voragine ripas,
Adnuit, et totum nutu tremefecit Olympum.

Si le mouvement de Milton est moins rapide, ses tableaux ont quelque chose de plus solennel. C'est là que le poëte est ébloui de ce qu'il fait voir, et étonné de ce qu'il raconte: aussi interrompt-il tout-à-coup sa narration, pour mêler sa voix au concert des séraphins;

T. XIII. PARADIS PERDU. I.

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il ne peut plus que s'incliner devant tant de grandeur : il ne lui reste plus de facultés que pour adorer.

Le ciel chrétien a plus de majesté que I'Olympe fabuleux, mais il se prête moins, peutêtre, aux détails animés de la poésie épique. Le Dieu de vérité a quelque chose de la sévérité du Destin, auquel croyoient les anciens, mais qu'ils n'ont jamais introduit dans l'épopée. Les alternatives de la joie et de la douleur, de l'espérance et de la crainte, sont inconnues dans le lieu qu'il remplit de sa présence. Les vicissitudes de la fortune sont la vie des narrations épiques, et tout est soumis dans le ciel aux règles immuables de la volonté de Dieu. Quelle passion oseroit se montrer; quel événement pourroit fixer l'attention; quel intérêt seroit senti, devant celui qui créa d'un mot l'univers, et qui, pour nous servir d'une expression de Milton, étend sa main solitaire au-delà des limites des mondes? Ce compas d'or qu'Homère met entre les mains de Jupiter, et qui présente une image sublime, ne paroît plus qu'une invention mesquine, lorsque Milton le place entre les mains de l'Éternel.

A l'aspect de ce Dieu puissant, l'ame est saisie d'un saint respect, l'imagination de l'homme ne peut l'atteindre. Mais si le ciel

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