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Rome ait encore veillé sur sa gloire, en nous conservant ces chefs-d'oeuvre. Parmi les modernes nous ne connaissons guère que les deux poëmes des Saisons, anglais et français, l'Art poétique de Boileau, et l'admirable Essai sur l'Homme, de Pope, qui aient obtenu et conservé une place distinguée parmi les ouvrages de ce genre de poésie.

Un auteur justement célèbre, dans une épître imprimée long-temps après des lectures publiques de quelques parties de cet ouvrage, a paru vouloir déprécier ce genre de composition : il nous apprend que le sauvage lui-même chante sa maîtresse, ses montagnes, son lac, ses forêts, sa pêche et sa chasse. Quel rapport, bon Dieu! entre la chanson informe de ce sauvage, et le. talent de l'homme qui sait voir les beautés de la nature avec l'œil exercé de l'observateur, et les rendre avec la palette de l'imagination; les peindre tantôt avec les couleurs les plus riches, tantôt avec les nuances les plus fines; saisir cette correspondance secrète, mais éternelle, qui existe entre la nature physique et la nature. morale, entre les sensations de l'homme et les ouvrages d'un Dieu: quelquefois sortir heureu

sement de son sujet par des épisodes qui s'élèvent jusqu'à l'intérêt de la tragédie, ou jusqu'à la majesté de l'épopée ! C'est ici le lieu de répondre à quelques critiques, au moins rigoureuses, qu'on a faites du poëme des Jardins. Peut-être est-il permis, après quinze ans de silence, de chercher à détruire l'impression fâcheuse que ces critiques ont pu faire.

Les uns lui ont reproché le défaut de plan. Tout homme de goût sent d'abord qu'il était impossible de présenter un plan parfaitement régulier en traçant des jardins, dont l'irrégularité pittoresque et le savant désordre font un des premiers charmes. Lorsque Rapin a écrit un poëme latin sur les jardins réguliers, il lui a été facile de présenter dans les quatre chants qui le composent, 1o. les fleurs; 2°. les vergers; 3o. les eaux; 4o. les forêts. Il n'y a à cela aucun mérite, parce qu'il n'y a aucune difficulté. Mais dans les jardins pittoresques et libres, où tous ces objets sont souvent mêlés ensemble, où il a fallu remonter aux causes philosophiques du plaisir qu'excité en nous la vue de la nature embellie et non pas tourmentée par l'art, où il a fallu exclure les alignemens, les distributions

symétriques, les beautés compassées, un autre plan était nécessaire.

L'auteur a donc montré dans le premier chant l'art d'emprunter à la nature, et d'employer heureusement les riches matériaux de la décoration pittoresque des jardins irréguliers; de changer les paysages en tableaux; avec quel soin il faut choisir l'emplacement et le site, profiter de ses avantages, corriger ses inconvéniens; ce qui, dans la nature, se prête ou résiste à l'imitation; enfin, la distinction des différens genres de jardins et de paysages, des jardins libres et des jardins réguliers.

Après ces leçons générales viennent les différentes parties de la composition pittoresque des jardins: ainsi le second chant a tout entier pour objet les plantations, la partie la plus importante du paysage, et la beauté des perspectives et des vues étrangères qui dépendent de l'artifice des plantations.

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Le troisième renferme des objets dont chacun n'auroit pu remplir un chant sans tomber

dans la stérilité et la monotonie: tels sont les gazons, les fleurs, les rochers et les eaux.

Le quatrième chant enfin contient la distribution des différentes scènes majestueuses ou touchantes, voluptueuses ou sévères, mélancoliques ou riantes; l'artifice avec lequel doivent être tracés les sentiers qui y conduisent; enfin ce que les autres arts, et particulièrement l'agriculture et la sculpture, peuvent ajouter à l'art des paysages. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que, sans que l'auteur se le soit proposé, ce plan, accusé de désordre, se trouve être parfaitement le même que celui de l'art poétique, si vanté pour sa régularité. En effet, Boileau, dans son premier chant, traite des talens du poëte et des règles générales de la poésie; dans le second et le troisième, des différens genres de poésie, de l'idylle, de l'ode, de la tragédie, de l'épopée, etc., en donnant, comme j'ai eu soin de le faire, à chaque objet une étendue proportionnée à son importance; enfin le quatrième chant a pour objet la conduite et les mœurs du poëte, et le but moral de la poésie.

Des critiques plus sévères encore ont reproché à ce poëme le défaut de sensibilité. Je remarquerai d'abord que plusieurs poëtes ont été cités comme sensibles pour en avoir imité différens morceaux. Des personnes plus indulgentes ont cru trouver de la sensibilité dans les regrets que le poëte a donnés à la destruction de l'ancien parc de Versailles, auquel il a attaché des souvenirs de tout ce qu'offrait de plus touchant et de plus majestueux un siècle à jamais mémorable; dans la peinture des impressions que fait sur nous l'aspect des ruines, morceau alors absolument neuf dans la poésie française, et plusieurs fois imité depuis en prose et en vers; elles ont cru en trouver dans la peinture de la mélancolie, naturellement amenée par celle de la dégradation de la nature vers la fin de l'automne; elles ont cru en trouver dans cette plantation sentimentale qui a su faire des arbres, jusqu'alors sans vie et pour ainsi dire sans mémoire, des monumens d'amour, d'amitié, du retour d'un ami, de la naissance d'un fils, idée également neuve à l'époque où le poëme des Jardins a été composé, et également imitée depuis par plusieurs écrivains; elles ont cru en

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