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de David, perdit, dans le cours de la révolution, une partie des richesses que son père avoit amassées; cependant il lui restoit un revenu suffisant pour vivre à Paris dans une honorable aisance. Il s'étoit logé près du Luxembourg, rue de Vaugirard, hôtel d'Ecosse, où il rassembloit ses amis une fois par semaine. J'avois l'honneur d'être de ce nombre, et je l'aimois beaucoup, parce qu'au travers de quelques bizarreries de caractère, on voyoit qu'il avoit un bon cœur et un bon esprit.

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Vers la fin de juillet dernier, il fut attaqué de cette fièvre que les docteurs nomment pernicieuse, parce qu'il faut bien qu'ils donnent un nom quelconque à toutes les maladies; ce qui est plus aisé que de les guérir. Comme je n'ai pas dans la médecine une confiance illimitée, j'aurois voulu qu'on laissât à la nature le soin de tirer d'affaire notre pauvre Freeman; mais il se trouvoit là un

héritier qui prit feu à cette proposition, et me taxa d'extravagance et d'inhumanité; il fit venir à la hâte des médecins de tous les quartiers de Paris; et vingt-quatre heures après mon ami n'existoit plus.

Une heure avant sa mort, car il conserva sa tête jusqu'au dernier moment, il me fit appeler, me présenta une petite clef, et me dit : Ouvrez ce bureau, et regardez à droite, vers le fond; vous y trouverez un rouleau de papiers lié d'un ruban bleu. Je me conformai à son intention. Il prit les papiers d'une main tremblante Vertueux Kerkabon, s'écria-t-il, en se ranimant un peu, voilà tout ce qui restera de nous sur la terre; je vais te rejoindre dans un monde meilleur; il me seroit trop cruel de mourir sans cette espérance! Alors quelques larmes s'échappèrent de ses yeux presqu'éteints : ce fut son dernier effort. Je voyois bien qu'il vouloit encore me parler;

mais il ne put proférer que quelques mots inintelligibles, et il mourut en me serrant la main.

Cette nouvelle se répandit bientôt: l'héritier accourut; et tel étoit l'excès de sa douleur, qu'il ne pouvoit pas même pleurer. Il m'assura que dans les grandes afflictions, il en étoit toujours ainsi avec lui, ce qu'il regardoit comme un surcroît d'infortune, parce que les larmes l'auroient beaucoup soulagé. Je lui remis les papiers que je venois de recevoir; mais à peine eut-il jeté les yeux sur la première feuille, qu'il me les rendit, en disant : Je vois ce que c'est; le bon homme, depuis quelque temps, avoit été saisi de la démangeaison d'écrire; je crois même qu'il se proposoit de paroître au grand jour de l'impression. Ce sont là ses rapsodies vous pouvez les garder si cela vous convient.

Je reçus ce présent avec reconnoissance; et après avoir jeté un

dernier regard sur le bon Freeman, je me retirai le cœur serré et les yeux humides; car, j'avoue que ma douleur n'étoit pas assez vive pour m'empêcher de verser des larmes. L'héritier montra toute l'étendue de ses regrets, en prenant aussitôt le grand deuil, et en faisant faire au défunt de superbes funérailles. Cependant il ne parut point à la cérémonie funèbre, ce que j'attribuai à son extrême sensibilité : il me laissa même le soin de faire élever un simple monument, au lieu où les restes de son oncle avoient été confiés à la terre. J'y fis graver, sur un cippe de marbre, les mots suivans: Ici repose Nicolas Freeman; il eut le don d'être ami. Si jamais quelqu'un desiroit visiter le dernier asile d'un homme de bien, je l'avertis que le monument, dont je parle, est situé dans le cimetière du P. La Chaise, sur la hauteur à droite en se dirigeant vers le nord. Ce qui peut servir à le faire reconnoître,

c'est que j'y ai planté moi-même un cyprès de la Louisiane, dont je surveille l'accroissement avec beaucoup de diligence et de succès.

C'est le manuscrit dont il vient d'être question, que je publie aujourd'hui. J'ai vu, par une petite note placée au verso de la première page, qu'une partie de ce manuscrit renferme les pensées d'un person→ nage nommé Kerkabon (1). Il en est souvent fait mention dans les lettres de Freeman que j'ai aussi recueillies. Cette note m'a expliqué le sens des dernières paroles de mon ami. Au reşte, ce Kerkabon étoit, à ce qu'il paroît, un homme juste, tolérant,

(1) J'ai fait beaucoup de recherches pour découvrir si le Kerkabon dont il s'agit ici, appartenoit à la famille du fameux prieur de Notre-Dame de la Montagne, dont Voltaire a fait une mention si honorable dans l'histoire de l'Ingénu. Je pourrai quelque jour communiquer au Public le résultat de ces recherches.

(Note de l'Editeur.)

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