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Après le dessert, nous passons au salon pour prendre le café et le Zara. Alors, la conversation s'échauffe. On traite quelque sujet de morale ou de littérature. Heureux celui qui peut ranger Duhamel de son côté! Il est sûr d'avoir à l'appui de ses opinions une foule d'autorités respectables puisées dans les auteurs anciens les plus célèbres ; de sorte qu'à défaut d'argumens raisonnables, il peut se retrancher derrière Aristote, Plutarque, Sénèque ou Cicéron.

Cependant, je dois dire à notre louange que nous ne disputons pas uniquement pour le plaisir de la dispute, et que nous cherchons la vérité de bonne foi. Le philosophe comme Montaigne, « lui tend ses armes vaincues d'aussi loin qu'il l'aperçoit. » Duhamel est le seul qui soit difficile à convaincre, «< et qui lui tende quelquefois les griffes. » Tantôt il s'accroche à la corne d'un dilemme; tantôt il vous fait tourner avec lui dans un cercle vicieux. Quand vous le poursuivez vigoureusement, il démasque tout-à-coup son artillerie de citations, et fait toujours une retraite honorable.

Tel est l'emploi de notre temps qui paroîtra sans doute bien insipide aux partisans éclairés du mélodrame, et aux intrépides amateurs de l'Opéra. Quelquefois nous nous contentons d'une lecture intéressante, et c'est ordinairement Kerkabon

qui en fait les frais. Il a recueilli dans ses voyages un grand nombre d'observations philosophiques et d'anecdotes curieuses rédigées avec soin, qu'il ne communique qu'à ses amis, parce qu'il prétend qu'elles ne valent pas la peine d'être imprimées. Depuis plusieurs semaines, je le pressois de nous lire quelque fragment de son manuscrit sur les Etats-Unis d'Amérique; mais il éludoit toujours ma demande, et me renvoyoit à l'excellent ouvrage que M. de Volney a publié sur ce pays. Enfin, jeudi dernier, nous lui fimes tant d'instances, qu'il consentit à nous donner cette satisfaction, et nous laissa même le choix du sujet. J'aurois souhaité qu'il nous communiquât ses réflexions sur la nature du gouvernement américain. Duhamel vouloit connoître les livres curieux qui peuvent se trouver dans les bibliothèques publiques et particulières de Cambridge et de Philadelphie; mais le major insista si fortement sur le chapitre des femmes, et sur la manière dont l'amour se traite dans les EtatsUnis, que nous cédâmes à ses désirs. Alors, le philosophe ayant pris ses lunettes et son manuscrit, nous lut les détails suivans, dont il a bien voulu me laisser prendre copie.

Sur les Mœurs des Américains (1).

A mesure que le luxe et la corruption s'introduisent chez les Américains, les jeunes filles affectent dans leurs manières une réserve que les femmes mariées s'empressent d'abandonner. Avant la révolution, les mères de famille vivoient dans la retraite, uniquement occupées des soins domestiques; aujourd'hui elles se produisent dans les spectacles, les bals et les concerts. Alors elles auroient rougi de se montrer en public sous la protection d'un étranger; elles n'ont plus le même scrupule, et commencent à se passer volontiers de la société de leurs maris. Les jeunes filles au contraire perdent chaque jour quelque chose de cette innocente familiarité qui faisoit autrefois l'étonnement des Eur ropéens.

>> Les anciennes mœurs se font encore remarquer dans les campagnes; on en jugera par la lettre suivante d'un Français qui réside depuis plu

(1) Les détails qu'on va lire sont fondés sur des observations faites pendant un long séjour dans l'Etat de Massachusetts. Les personnes qui ont visité ce pays reconnoîtront que le narrateur ne s'est jamais écarté de la vérité. Il a jugé avec impartialité, parce qu'il a jugé sans prévention, et qu'il n'a songé à faire vi une satire, ni une apologie.

(Note de l'Editeur.)

sieurs années dans les Etats-Unis. Je lui avois demandé quelques détails sur les mœurs des fermiers de l'Etat de New Hampshire, où il cherchoit à s'établir; et voici ce qu'il me répondit:

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« Mon cher compatriote, j'ai passé quelques » mois dans le comté de Strafford, où je me " propose d'acheter une ferme, parce que le » sol de cette partie de la Nouvelle - Angleterre » est fertile, et que le climat en est très salubre. » Je commençai en arrivant, par établir mon » quartier-général à Sandwich, chez M. Jewel, » ministre du Saint-Evangile, homme estimable, » avec qui j'avois fait connoissance à Portsmouth. » J'ai profité des rapports que les motifs de » mon voyage me donnoient avec les principaux » fermiers du pays pour étudier leur caractère.

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J'ai trouvé chez eux beaucoup de franchise; » mais ce qui m'a surpris, c'est qu'ils sont hospitaliers sans être généreux, et qu'ils aiment » l'argent sans être avares. Ils m'ont accueilli » avec bienveillance, et je puis à peine suffire >> aux invitations de ces bonnes gens qui se » font une fête de me recevoir.

» Je suis dans la force de l'âge, et sensible » aux charmes de la beauté. Jugez de ma si»tuation dans ce pays où les jeunes filles, en » général extrêmement belles, unissent à des

» mœurs simples, une familiarité avec les étran»gers, dont je vais tâcher de vous donner une » idée.

» Quelques jours après mon arrivée, je fus >> introduit chez un fermier nommé Hopkins. » Sa ferme est située à quatre milles à l'est de » Sandwich; il est père de six enfans, dont » quatre garçons et deux filles. Les premiers » s'occupent des travaux de l'agriculture, sur » une ferme d'environ huit cents arpens. Les » deux filles, Rachel et Sarah, partagent, avec » leur mère, les soins du ménage; elles s'en » occupent une partie de la journée. Le reste » est consacré à lire les papiers publics, à chanter » quelques romances favorites, et aux petits >> travaux convenables à leur sexe.

>> Ma visite parut agréable à tous les membres » de cette famille. On me fit mille questions. » différentes; car ces gens-ci sont curieux. Ces » questions roulèrent sur la ville de Boston, sur »les spectacles, les modes et les chansons nou» velles; on voulut même m'entendre chanter, » et je répondis, tant bien que mal à leur fan>> taisie. Cette complaisance produisit un bon effet; Lays, lui-même, n'a jamais reçu tant d'applaudissemens. Je me trouvai bientôt à » l'aise et considéré comme une ancienne ac» cointance. On me fit même une invitation

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