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Mon ami me cita quelques vers d'Horace sur cette maladie incurable des auteurs. Je me préparois à les commenter avec amertume, lorsqu'il m'imposa silence, en disant : Ne soyons pas trop sévères, l'indulgence est un des premiers principes de toute bonne philosophie. Vous êtes trop caustique, Freeman; c'est un défaut dont je veux vous corriger. Je vois que vous avez toutes les peines du monde à retenir le sarcasme qui voudroit s'échapper de vos lèvres. Croyez-moi, avant de blâmer son voisin, il faut être bien sûr de ne mériter soi-même aucun reproche. Vous alliez insulter le petit Fabricio sur la manie qui le porte à persécuter les oreilles des honnêtes gens qui ne lui ont fait aucun mal; et cependant c'est au même motif qui le fait agir, que le public devra le livre dont vous vous occupez maintenant. La seule différence qui existe entre vous et lui, c'est qu'il n'en coûte qu'un peu de fatigue aux auditeurs du poète, et que vous ferez payer comptant au lecteur l'ennui que vous pourrez bien lui procurer.

La leçon étoit un peu vive. Au reste, continua Kerkabon, après une pause de quelques minutes, ce n'est pas le motif qu'on peut blâmer en lui-même. L'amour

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propre,

comme

La Rochefoucaud l'a judicieusement observé, est

le seul mobile de nos actions,

Cette approbation positive d'un principe qui, suivant moi, tend à renverser la morale, excita ma surprise; et le dialogue suivant s'établit entre nous (1).

FREEMAN.

Quoi, vous professez cette doctrine désolante?

KERKABON.

Pourquoi désolante? elle n'exclut rien de ce qui peut élever l'homme à ses propres yeux; et si elle étoit bien entendue, elle donneroit une base solide à la vertu.

FREEMAŃ.

Voilà de vos paradoxes. Mais je suis en train de disputer, et je veux me donner le plaisir de détruire vos sophismes. Daignez répondre à mes questions. N'est-ce pas l'ambition née de l'amour-propre qui a produit tous ces crimes éclatans dont l'histoire garde le souvenir, et dont je vous épargne l'énumération? N'est-ce pas le même principe qui agite les hommes, les divise, les arme les uns contre les autres, les porte à se nuire, à se déchirer réciproquement? La société n'est-elle pas une arène où

(1) Je dois avertir le lecteur que j'ai pris la liberté de placer ainsi les noms des interlocuteurs. J'ai voulu éviter la monotonie des dit-il, répondit-il, trop fréquemment répétés. C'est la seule altération que j'aie faite au manuscrit de Freeman.

(Note de l'Editeur.)

combattent, sous différens noms, tous les amourspropres diversement modifiés? Voyez quels sont les résultats de ce beau principe! I arme la main du scélérat qui, le poignard à la main, attend sa proie dans l'ombre. Il inspire cet homme plus vil et plus coupable encore qui sème avec adresse la calomnie, et feint de plaindre la malheureuse victime frappée de traits invisibles dont elle ne peut se garantir. N'avouerezvous pas que de cette source empoisonnée jaillissent les maux qui de tout temps ont affligé les hommes (1)?

KERKABON.

Quelle conséquence tirez-vous de ce raisonnement?

FREEMAN.

Une conséquence bien naturelle. C'est que si l'amour-propre étoit en effet l'unique mobile des actions humaines, il faudroit abandonner la société, se retirer dans les forêts, et y vivre

des animaux moins féroces que les hommes prétendus civilisés. Mais il n'en est pas

(1) ́On sent bien que Freeman ne parle ici que de ces maux d'opinion qui sont plus cruels et plus insupportables que les maux physiques. Je ne vois pas trop comment le philosophe pourra sortir de la position difficile où il s'est placé, en adoptant, sans restriction, le principe de La Rochefoucault.

(Note de l'Editeur.)

ainsi; je ne suis point misantrope, et je ne dirai point « Que la vertu n'est qu'un vain nom. » Je reconnois qu'il existe dans toutes les sociétés des hommes naturellement bons, généreux, remplis de justice, et capables des actions les plus désintéressées et les plus héroïques.

KERKABON.

Mon ami, sortons des généralités, sans quoi nous pourrons, comme deux docteurs en théologie, disputer jusqu'à demain sans nous entendre. Citez-moi un de ces actes désintéressés auxquels vous venez de faire allusion.

FREEMAN.

L'Histoire romaine en est remplie.

KERKABON.

Pourquoi l'Histoire romaine? ne sommes-nous pas Français? Croyez-moi, nos annales fournissent autant de belles actions et de traits de vertu que celles des Grecs et des Romains. Vous n'avez qu'à choisir.

FREEMAN.

Eh bien! que direz-vous du brave d'Assas dont le silence assuroit la vie, et qui, sûr de mourir, jette ce cri héroïque qui sauve l'armée française?

KERKABON.

Et son honneur? J'entends celui de d'Assas. Ignorez-vous que l'honneur est plus cher à un brave militaire que la vie ; qu'il forme la partie la plus précieuse de son être moral; et que si l'on entend par amour-propre ce sentiment si naturel qui nous porte à nous considérer nousmêmes dans toutes nos actions, d'Assas ne fit qu'obéir à ce principe en sauvant son honneur aux dépens de ses jours.

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J'y crois d'autant plus que ce mot ne présente pas à mon esprit une idée vague, et que je n'ignore pas en quoi elle consiste.

FREEMAN.

Eh quoi, vous croyez que l'amour-propre est la cause de nos vertus !

KERKABON.

Sans doute. Mais écartons d'abord ce terme d'amour-propre qui se prend par les personnes irréfléchies dans un sens différent de sa véritable acception. Disons l'amour de soi. C'est de ce principe éclairé par la raison et fondé

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