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les théories des théologiens. Mais lorsque ces théories sont professées avec une suite, un ensemble, un accord presque universel; lorsqu'elles sont enseignées par les plus grands hommes, elles doivent paraître très-respectables aux catholiques. Les Pères les plus illustres, les plus grands docteurs, les théologiens les plus autorisés du moyen âge et des temps modernes, ont tous admis que la puissance publique est donnée immédiatement par Dieu à la communauté ou à la nation, et déléguée par elle aux magistrats qui doivent la régir. Écoutons Suarez :

« On ne peut pas dire que le principat politique soit, en vertu de la seule raison naturelle, déterminé ni à la forme monarchique ni à la forme aristocratique, simples ou mixtes, car aucune raison ne prouve qu'un tel mode de gouvernement soit nécessaire. Les faits confirment cette vérité : les nations diverses ont des formes diverses de gouvernement, et en cela elles n'agissent ni contre la raison naturelle ni contre l'institution divine immédiate. Cette diversité prouve donc que la puissance politique n'est donnée de Dieu immédiatement à aucune personne, prince, roi ou empereur, autrement une telle monarchie serait immédiatement constituée par Dieu même; ni à aucun sénat ou corps formé d'un petit nombre de princes, autrement une telle aristocratie serait immédiatement instituée de Dieu, et le même argument s'applique à toute forme mixte de gouvernement. « Vous répondrez Si cette raison était bonne, elle

:

prouverait aussi que Dieu n'a

pas immédiatement donné

le pouvoir politique à toute la communauté, autrement il s'ensuivrait, comme nous le disions tout à l'heure de la monarchie et de l'aristocratie, que la démocratie est immédiatement d'institution divine. Or, cela n'est pas moins faux et absurde pour la démocratie que pour les autres formes de gouvernement; car, d'abord, la raison naturelle ne détermine pas plus la nécessité de la démocratie que de la monarchie ou de l'aristocratie; bien au contraire, puisque cette forme est la plus imparfaite de toutes. Aristote l'atteste, et d'ailleurs, cela est évident. En second lieu, si une pareille institution était divine, les hommes ne pourraient jamais la changer.

«

Je réplique: De ce que la puissance politique n'a été donnée par l'institution divine ni sous forme monarchique, ni sous forme aristocratique, il suit nécessairement qu'elle a été donnée à toute la communauté, puisqu'il ne reste, pour me servir de cette expression, aucun autre sujet humain qui ait pu en être revêtu.

« Quant à la seconde objection, à savoir que si ce que je dis était vrai, la démocratie serait d'institution divine, je réponds : Si on l'entend d'une institution positive, je le nie; mais si on l'entend d'une institution quasinaturelle, de institutione quasi-naturali, on peut l'admettre sans inconvénient, et on le doit. Il y a, en effet, une différence extrêmement remarquable entre ces différentes espèces de gouvernement politique, car ni la

monarchie, ni l'aristocratie, n'ont pu être introduites que par une institution positive soit de Dieu, soit des hommes, puisque, ainsi que je l'ai dit, la raison naturelle par elle-même (nude sumpta) ne détermine aucune de ces formes comme nécessaire. Or, il n'y a lieu à l'institution divine dans la nature humaine prise en elle-même (per se spectata) que par la foi ou la révélation divine, d'où il faut conclure nécessairement que les formes susdites ne sont pas de Dieu immédiatement. Mais la démocratie peut exister sans institution divine en vertu de la seule institution ou dimanation naturelle, par cela seul qu'il n'existe aucune institution nouvelle ou positive, car la raison naturelle enseigne que la puissance politique suprême suit naturellement de l'existence de toute communauté humaine parfaite, d'où il résulte qu'elle appartient à toute la communauté, à moins qu'elle n'ait été, par une institution nouvelle, transférée à un autre sujet, la raison sur laquelle nous nous fondons ne donnant lieu à aucune autre détermination et ne réclamant pas l'immutabilité.

<< Ainsi, cette puissance, comme donnée de Dieu immédiatement à la communauté, peut être appelée, selon la manière de parler des jurisconsultes, de droit naturel négativement et non positivement, ou plutôt de droit naturel qui permet, mais non pas de droit naturel imposant une obligation: De jure naturali negativè, non positivè, vel potius de jure naturali concedente, non simpliciter præcipiente. Cela signifie que

le droit naturel donne bien de soi cette puissance à la communauté, mais ne commande pas absolument que cette puissance demeure toujours en elle, ni que cette puissance soit immédiatement exercée par elle. Le droit naturel ne commande cela que pour le temps où la communauté elle-même n'a

pas encore décidé qu'il en serait autrement, ou jusqu'à ce qu'un tel changement ait été légitimement opéré par quelqu'un qui en a la puissance. Pour expliquer ceci par un exemple, une communauté civile parfaite est libre par le droit de nature; elle n'est soumise à aucun homme en dehors d'elle-même, et tout entière elle a en soi la puissance. Si donc elle ne changeait point, elle serait démocratique, et néanmoins elle peut être privée de cette puissance et la voir transférée ou à une seule personne, ou à un sénat, soit en vertu de son propre consentement, soit par quelqu'un qui a pour cela un juste titre ou une puissance légitime'.

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Après qu'un peuple a transféré sa puissance à un roi, il ne peut pas avec justice, en vertu de cette puissance, se remettre en liberté selon son caprice ou toutes les fois qu'il le voudra. Par cela seul qu'il a donné sa puissance au roi et que le roi l'a acceptée, ce roi a acquis la souveraineté (dominium), et, bien qu'il la tienne du peuple par donation ou contrat, il n'est pas permis à ce peuple de la lui enlever et d'usurper de

Suarez, Defensio fidei catholicæ adversus anglicanæ sectæ crrores, lib. 3, cap. 2.

nouveau sa liberté. En transférant sa puissance au roi, le peuple s'est dépouillé de cette puissance. Il ne peut donc, en vertu de cette puissance, s'insurger avec justice contre son roi. Cette puissance, il ne l'a plus ; ce n'est donc pas un légitime usage qu'il en fait, mais une usurpation.

« Quant à ce que dit Bellarmin, d'après Navarre, que le peuple n'a jamais transféré sa puissance au prince de telle sorte qu'il ne la retienne in habitu, et qu'il ne puisse en user dans certains cas, cela n'est pas contraire à ce que je viens de dire ni ne donne prétexte aux peuples de se remettre en liberté selon leur bon plaisir. Bellarmin, en effet, n'a pas dit que le peuple retient sa puissance pour exercer, chaque fois qu'il le voudra, les actes quelconques qui lui conviendront. Bellarmin a dit avec une grande circonspection et limitation: en certains cas, etc., c'est-à-dire selon les conditions du contrat antérieur ou selon les exigences de la justice naturelle, car les pactes et conventions conformes à la justice doivent être gardés. C'est pourquoi, si un peuple a transféré sa puissance à un roi, en se la réservant pour certaines affaires ou causes plus graves, il lui sera licite d'en user pour ces sortes d'affaires ou de causes et de conserver son droit. Il faudra cependant qu'il conste suffisamment de ce droit ou par des titres anciens ét authentiques, ou par une coutume immémoriale. Par la même raison, si un roi changeait en tyrannie sa puissance

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