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Il recula de trois pas, puis s'arrêta, sans pouvoir détacher son regard de ce point que son pied avait foulé l'instant d'auparavant, comme si cette chose qui luisait là dans l'obscurité eût été un œil ouvert fixé sur lui.

Au bout de quelques minutes, il s'élança convulsivement vers la pièce d'argent, la saisit et, se redressant, se mit à regarder au loin dans la plaine, jetant à la fois ses yeux vers tous les points de l'horizon, debout et frisonnant comme une bête fauve effarée qui cherche un asile. Il ne vit rien. La nuit tombait, la plaine était froide et vague, de grandes brumes violettes montaient dans la clarté crépusculaire.

Il dit: 'Ah!' et se mit à marcher rapidement dans une certaine direction, du côté où l'enfant avait disparu. Après une trentaine de pas, il s'arrêta, regarda, et ne vit rien. Alors il cria de toute sa force :-Petit Gervais ! Petit Gervais !

Il se tut, et attendit. Rien ne répondit. La campagne était déserte et morne. Il était environné de l'étendue. Il n'y avait rien autour de lui qu'une ombre où se perdait son regard et un silence où sa voix se perdait. Une bise glaciale soufflait, et donnait aux choses autour de lui une sorte de vie lugubre. Des arbrisseaux secouaient leurs petits bras maigres avec une furie incroyable. On eût dit qu'ils menaçaient et poursuivaient quelqu'un. Il recommença à marcher, puis il se mit à courir, et de temps en temps il s'arrêtait, et criait dans cette solitude, avec une voix qui était ce qu'on pouvait entendre de plus formidable et de plus désolé: Petit Gervais! Petit Gervais!

Certes, si l'enfant l'eût entendu, il eût eu peur et se fût bien gardé de se montrer. Mais l'enfant était sans doute déjà bien loin.

Il rencontra un prêtre qui était à cheval. Il alla à lui et lui dit :

Monsieur le curé, avez-vous vu passer un enfant ?

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Il tira deux pièces de cent francs de sa sacoche et les remit au prêtre.

Monsieur le curé, voici pour vos pauvres. Monsieur qui a une Un de ces

le curé, c'est un petit d'environ dix ans marmotte, je crois, et une vielle. Il allait. savoyards, vous savez?

Je ne l'ai point vu.

Petit Gervais? Il n'est point des villages d'ici ? Pouvez-vous me dire ?

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Si c'est comme vous dites, mon ami, c'est un petit enfant étranger. Cela passe dans le pays. On ne les connaît pas.

Jean Valjean prit violemment deux autres écus de cent francs qu'il donna au prêtre.-Pour vos pauvres, dit-il. Puis il ajouta avec égarement:-Monsieur l'abbé, faitesmoi arrêter. Je suis un voleur.

Le prêtre piqua des deux et s'enfuit très-effrayé. Jean Valjean se mit à courir dans la direction qu'il avait d'abord prise. Il fit de la sorte un assez long chemin, regarda, appelant et criant, mais il ne rencontra plus personne. Deux ou trois fois il courut dans la plaine vers quelque chose qui lui faisait l'effet d'un être couché ou accroupi: ce n'était que des broussailles ou des roches à fleur de terre. Enfin, à un endroit où trois sentiers se croisaient, il s'arrêta. La lune s'était levée. Il promena sa vue au loin et appela une dernière fois : Petit Gervais Petit Gervais! Petit Gervais! Son cri s'éteignit dans la brume, sans même éveiller un écho. Il murmura encore: Petit Gervais! mais d'une voix faible et presque inarticulée. Ce fut là son dernier effort: ses jarrets fléchirent brusquement sous lui comme si une puissance invisible l'accablait tout à coup du poids de sa mauvaise conscience; il tomba épuisé sur une

grosse pierre, les poings dans ses cheveux et le visage dans ses genoux, et il cria: Je suis un misérable! Alors son cœur creva et il se mit à pleurer. C'était la première fois qu'il pleurait depuis dix-neuf ans.-Quand Jean Valjean était sorti de chez l'évêque, on l'a vu, il était hors de tout ce qui avait été sa pensée jusque là. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui, Il se roidissait contre l'action angélique et contre les douces paroles du vieillard. Vous m'avez promis de devenir honnête homme. Je vous achète votre âme. Je la retire à l'esprit de perversité et je la donne au bon Dieu.' Cela lui revenait sans cesse. Il opposait à cette indulgence céleste l'orgueil, qui est en nous comme la forteresse du mal. Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé; que son endurcissement serait définitif s'il résistait à cette clémence; que s'il cédait, il faudrait renoncer à cette haine dont les actions des autres hommes avaient rempli son âme pendant tant d'années, et qui lui plaisait; que cette fois il fallait vaincre ou être vaincu, et que la lutte, une lutte colossale et définitive, était engagée entre sa méchanceté à lui et la bonté de cet homme.

La vie future, la vie possible qui s'offrait désormais à lui, toute pure et toute rayonnante, le remplissait de frémissements et d'anxiétés. Il ne savait vraiment plus où il en était. Comme une chouette qui verrait brusquement se lever le soleil, le forçat avait été ébloui et comme aveuglé par la vertu.

Dans cette situation d'esprit, il avait rencontré Petit Gervais et lui avait volé ses quarante sous. Pourquoi? Il n'eût assurément pu l'expliquer; était-ce un dernier effort et comme un suprême effort des mauvaises pensées qu'il avait apportées du bagne, un reste d'impulsion, un résultat de ce qu'on appelle en statique la force acquise? C'était cela, et c'était aussi peut-être moins encore que

cela. Disons-le simplement, ce n'était pas lui qui avait volé, ce n'était pas l'homme, c'était la bête qui, par habitude et par instinct, avait stupidement posé le pied sur cet argent, pendant que l'intelligence se débattait au milieu de tant d'obsessions inouïes et nouvelles. Quand l'intelligence se réveilla et vit cette action de la brute, Jean Valjean recula avec angoisse et poussa un cri d'épouvante..

Tout d'abord, avant même de s'examiner et de réfléchir, éperdu, comme quelqu'un qui cherche à se sauver, il tâcha de retrouver l'enfant pour lui rendre son argent, puis, quand il reconnut que cela était inutile et impossible, il s'arrêta désespéré. Au moment où il s'écria: Je suis un misérable' il venait de s'apercevoir tel qu'il était. Il pleura à chaudes

larmes, il pleura à sanglots, avec plus de faiblesse qu'une femme, avec plus d'effroi qu'un enfant. Pendant qu'il pleurait, le jour se faisait de plus en plus dans son cerveau, un jour extraordinaire, un jour ravissant et terrible à la fois. Sa vie passée, sa première faute, sa longue expiation, son abrutissement extérieur, son endurcissement intérieur, sa mise en liberté réjouie par tant de plans de vengeance, ce qui lui était arrivé chez l'évêque, la dernière chose qu'il avait faite, ce vol de quarante sous à un enfant, crime d'autant plus lâche et d'autant plus monstrueux qu'il venait après le pardon de l'évêque ; tout cela lui revint et lui apparut, clairement, mais dans une clarté qu'il n'avait jamais vu jusque là. Il regarda sa vie, et elle lui parut horrible; son âme, et elle lui parut affreuse. Cependant un jour doux était sur cette vie et sur cette âme. Il lui semblait qu'il voyait Satan à la lumière du paradis. Combien d'heures pleura-t-il ainsi ? Que fit-il après avoir pleuré ? Où alla-t-il? on ne l'a jamais su. Il paraît seulement avéré que, dans cette même nuit, le voiturier qui faisait à cette époque le service de Grenoble et qui arrivait à D vers trois

heures du matin, vit en traversant la rue de l'évêché un homme dans l'attitude de la prière, à genoux sur le pavé, dans l'ombre, devant la porte de monseigneur Bienvenu.

*

De temps immémorial, M

*

sur M- avait pour industrie spéciale l'imitation des jais anglais et des verroteries noires d'Allemagne. Cette industrie avait toujours végété, à cause de la cherté des matières premières qui réagissait sur la main-d'œuvre.

Vers la fin de 1815, un homme, un inconnu, était venu s'établir dans la ville et avait eu l'idée de substituer, dans cette fabrication, la gomme-laque à la résine et, pour les bracelets en particulier, les coulants en tôle simplement rapprochée aux coulants en tôle soudée.

Ce tout petit changement avait été une révolution. Ce tout petit changement avait prodigieusement réduit le prix de la matière première, ce qui avait permis, premièrement, d'élever le prix de la main-d'oeuvre, bienfait pour le pays; deuxièmement, d'améliorer la fabrication, avantage pour le consommateur; troisièmement, de vendre à meilleur marché tout en triplant le bénéfice, profit pour le manufacturier. Ainsi pour une idée trois résultats.

En moins de trois ans, l'auteur de ce procédé était devenu riche, ce qui est bien, et avait tout fait riche autour de lui, ce qui est mieux. Il était étranger au département. De son origine, on ne savait rien; de ses commencements, peu de chose. On contait qu'il était venu dans la ville avec fort peu d'argent, quelques centaines de francs tout au plus. C'est de ce mince capital, mis au service d'une idée ingénieuse, fécondé par l'ordre et par la pensée, qu'il avait tiré sa fortune et la fortune de tout ce pays. A son arrivée à M—— sur Mil n'avait que les vêtements, la tournure et le langage d'un ouvrier.

Il paraît que, le jour même où il faisait obscurément son entrée dans la petite ville de M-- sur M, à la

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