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pas lui-même, parce qu'il dit que c'est du vin cher. Mon frère lui disait tous ces détails avec cette gaieté aisée que vous lui connaissez, entremêlant ses paroles de façons gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin comme s'il eût souhaité que cet homme comprît, sans le lui conseiller directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frère, pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l'exception de quelques paroles sur Jésus quand il est entré, n'a pas dit un mot qui pût rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon frère. C'était bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon et d'appuyer l'évêque sur le galérien pour laisser la marque du passage. Il eût paru peut-être à un autre que c'était le cas, ayant ce malheureux sous la main, de lui nourrir l'âme en même temps que le corps, et de lui faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire à l'avenir. Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni son histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait éviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'à un certain moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier qui ont un doux travail près du ciel et qui, ajoutait-il, sont heureux parce qu'ils sont innocents, il s'est arrêté court, craignant qu'il n'y eût dans ce mot qui lui échappait, quelque chose qui pût froisser l'homme. A force d'y réfléchir, je crois avoir compris ce qui se passait dans le cœur de mon frère. Il pensait sans doute que cet homme qui s'appelle Jean Valjean n'avait que trop sa misère présente à l'esprit, que le mieux était de l'en distraire, et de lui faire croire, ne fût-ce qu'un moment, qu'il était une personne comme une autre, en étant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas là en effet bien entendre la

charité? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment évangélique dans cette délicatesse qui s'ab-. stient de sermon, de morale et d'allusion; et la meilleure pitié, quand un homme a un point douloureux, n'est-ce pas de n'y pas toucher du tout? Il m'a semblé que ce pouvait être là la pensée intérieure de mon frère. Dans tous les cas, ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idées, il n'en a rien marqué, même pour moi; il a été d'un bout à l'autre le même homme que tous les soirs, et il a soupé avec ce Jean Valjean, du même air et de la même façon qu'il aurait soupé avec monsieur Gédéon le Prévôt ou avec monsieur le curé de la paroisse.

'Vers la fin, comme nous étions aux figues, on a cogné à la porte. C'était la mère Gerbaud avec son petit dans ses bras. Mon frère a baisé l'enfant au front, et m'a emprunté quinze sous que j'avais sur moi pour les donner à la mère Gerbaud. L'homme pendant ce tempslà ne faisait pas grande attention. Il ne parlait plus et paraissait très-fatigué. La pauvre vieille Gerbaud partie, mon frère a dit les grâces, puis il s'est tourné vers cet homme, et il lui a dit: Vous devez avoir bien besoin de votre lit. Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite. J'ai compris qu'il fallait nous retirer pour laisser dormir ce voyageur, et nous sommes montées toutes les deux. J'ai cependant envoyé madame Magloire un instant après porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la Forêt-Noire qui est dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela tient chaud. C'est dommage que cette peau soit vieille; tout le poil s'en va. Mon frère l'a achetée du temps qu'il était en Allemagne, à Tottlingen, près des sources du Danube, ainsi que le petit couteau à manche d'ivoire dont je me sers à table.

'Madame Magloire est remontée presque tout de suite, nous nous sommes mises à prier Dieu dans le salon où

l'on étend le linge, et puis nous sommes rentrées chacune dans notre chambre sans nous rien dire.'

Après avoir donné le bonsoir à sa sœur, monseigneur Bienvenu prit sur la table un des deux flambeaux d'argent, remit l'autre à son hôte, et lui dit :

— Monsieur, je vais vous conduire à votre chambre. L'homme le suivit.

Le logis était distribué de telle sorte que pour passer dans l'oratoire où était l'alcôve ou pour en sortir, il fallait traverser la chambre à coucher de l'évêque. Au moment où il traversait cette chambre, madame Magloire serrait l'argenterie dans le placard qui était au chevet du lit. C'était le dernier soin qu'elle prenait chaque soir avant de s'aller coucher.

L'évêque installa son hôte dans l'alcôve. Un lit blanc et frais y était dressé. L'homme posa le flambeau sur une petite table.

Allons, dit l'évêque, faites une bonne nuit. Demain matin, avant de partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches, tout chaud.

Merci, monsieur l'abbé, dit l'homme.

A peine eut-il prononcé ces paroles pleines de paix que, tout à coup et sans transitions, il eut un mouvement étrange et qui eût glacé d'épouvante les deux saintes filles, si elles en eussent été témoins. Aujourd'hui même il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui le poussait en ce moment. Voulait-il donner un avertissement ou jeter une menace ? Obéissait-il simplement à une sorte d'impulsion instinctive et obscure pour lui-même ? Il se tourna brusquement vers le vieillard, croisa les bras, et fixant sur son hôte un regard sauil s'écria d'une voix rauque : vage,

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Ah ça! décidément! vous me logez chez vous, près de vous comme cela !

Il s'interrompit et ajouta avec un rire où il y avait quelque chose de monstrueux :

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Avez-vous bien fait toutes vos réflexions? Qui estce qui vous dit que je n'ai pas assassiné ?

L'évêque répondit :

Cela regarde le bon Dieu.

Puis gravement et remuant les lèvres comme quelqu'un qui prie ou qui se parle à lui-même, il dressa les deux doigts de sa main droite et bénit l'homme qui ne se courba pas, et sans tourner la tête, et sans regarder derrière lui, il rentra dans sa chambre.

Quand l'alcôve était habitée, un grand rideau de serge tiré de part en part dans l'oratoire cachait l'autel. L'évêque s'agenouilla en passant devant ce rideau et fit une courte prière. Un moment après, il était dans son jardin, marchant, rêvant, contemplant, l'âme et la pensée tout entières à ces grandes choses mystérieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts.

Quant à l'homme, il était vraiment si fatigué qu'il n'avait même pas profité de ces bons draps blancs. Il avait soufflé sa bougie avec sa narine à la manière des forçats et s'était laissé tomber tout habillé sur le lit, où il s'était tout de suite profondément endormi.

Minuit sonnait comme l'évêque rentrait de son jardin dans son appartement. Quelques minutes après, tout dormait dans la petite maison.

Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se réveilla. Jean Valjean était d'une pauvre famille de paysans de la Bril. Dans son enfance, il n'avait pas appris à lire. Quand il eut l'âge d'homme, il était émondeur à Faverolles. Sa mère s'appelait Jeanne Valjean ou Vlajean, sobriquet probablement, et contraction de voilà Jean.

Jean Valjean était d'un caractère pensif sans être triste, ce qui est le propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c'était quelque chose d'assez

endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins, que Jean Valjean. Il avait perdu en très-bas âge son père et sa mère. Sa mère était morte d'une fièvre mal soignée. Son père, émondeur comme lui, s'était tué en tombant d'un arbre. Il n'était resté à Jean Valjean qu'une sœur plus âgée que lui, veuve, avec sept enfants, filles et garçons. Cette sœur avait élevé Jean Valjean, et tant qu'elle eut son mari elle logea et nourrit son jeune frère. Le mari mourut. L'aîné des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. Jean Valjean venait d'atteindre, lui, sa vingt-cinquième année. Il remplaça le père, et soutint à son tour sa sœur qui l'avait élevé. Cela se fit simplement comme un devoir, même avec quelque chose de bourru de la part de Jean Valjean. Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal-payé.

Le soir il rentrait fatigué et mangeait sa soupe, sans dire un mot. Sa sœur, mère Jeanne, pendant qu'il mangeait, lui prenait souvent dans son écuelle le meilleur de son repas, le morceau de viande, la tranche de lard, le cœur de chou, pour le donner à quelqu'un de ses enfants; lui, mangeant toujours, penché sur la table, presque la tête dans sa soupe, ses longs cheveux tombant autour de son écuelle et cachant ses yeux, avait l'air de ne rien voir et laissait faire. Il y avait à Faverolles, pas loin de la chaumière Valjean, de l'autre côté de la ruelle, une fermière appelée Marie-Claude; les enfants Valjean, habituellement affamés, allaient quelquefois emprunter au nom de leur mère une pinte de lait à Marie-Claude, qu'ils buvaient derrière une haie ou dans quelque coin d'allée, s'arrachant le pot, et si hâtivement que les petites filles s'en répandaient sur leur tablier et dans leur goulotte: la mère, si elle eût su cette maraude, eût sévèrement corrigé les délinquants. Jean Valjean, brusque et bougon, payait, en arrière de la mère, la pinte de lait à Marie-Claude, et les enfants n'étaient pas punis.

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