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enlève des rangs entiers d'hommes dans cette masse qu'ils labourent comme la charrue un champ ; et cependant l'ennemi se trouve encore trop pressé, il étouffe entre les parapets; le pont déborde; en un instant la Seine et l'Yonne sont couvertes d'hommes et rouges de sang. Cette boucherie dura quatre heures.

Et maintenant, dit Napoléon, lassé, en s'asseyant sur l'affût d'un canon, je suis plus près de Vienne qu'ils ne le sont de Paris.

Puis il laissa tomber sa tête entre ses mains, resta dix minutes absorbé dans la pensée de ses anciennes victoires et dans l'espérance de ses victoires nouvelles.

Quand il releva le front, il avait devant lui un aide de camp, qui venait lui annoncer que Soissons, cette poterne de Paris, s'était ouverte, et que l'ennemi n'était plus qu'à dix lieues de sa capitale.

Il écouta ces nouvelles comme choses que, depuis deux ans, l'impéritie ou la trahison de ses généraux l'avait habitué à entendre: pas un muscle de son visage ne bougea, et nul de ceux qui l'entouraient ne put dire qu'il avait surpris une trace d'émotion sur la figure de ce joueur sublime, qui venait de perdre le monde.

Il fit signe qu'on lui amenât son cheval; puis indiquant du doigt la route de Fontainebleau, il ne dit que ces seules paroles :-Allons, messieurs, en route. Et cet homme de fer partit impassible, comme si toute fatigue devait s'émousser sur son corps, et toute douleur sur son âme.

On montre, suspendue à la voûte de l'église de Montereau, l'épée de Jean de Bourgogne.

Sur toutes les maisons qui font face au plateau de Surville, on reconnaît la trace des boulets de Napoléon. ALEXANDRE DUMAS.

'MAURICE DE GUÉRIN.'

LE 15 mai 1840 la Revue des Deux Mondes publiait un article de George Sand sur un jeune poëte dont le nom était parfaitement ignoré jusque-là, Georges-Maurice de Guérin, mort l'année précédente, le 19 juillet 1839, à l'âge de vingt-neuf ans. Ce qui lui valait cet honneur posthume d'être ainsi classé à l'improviste, à son rang d'étoile, parmi les poëtes de la France, était une magnifique et singulière composition, le Centaure, où toutes les puissances naturelles primitives étaient senties, exprimées, personnifiées énergiquement, avec goût toutefois, avec mesure, et où se déclarait du premier coup un maître-l'André Chènier du panthéisme,' comme un ami l'avait déjà surnommé. Des fragments de lettres cités, des épanchements qui révélaient une tendre et belle âme, formaient, autour de ce morceau colossal de marbre antique, comme un choeur charmant de demi-confidences à moitié voilées, et ce qu'on en saisissait au passage faisait vivement désirer le reste.

Rien n'était exagéré dans la première impression reçue en 1840; tout aujourd'hui se justifie et se confirme; l'école moderne compte bien en effet un poëte, un paysagiste de plus. J'ai besoin tout d'abord de le rapporter à son vrai moment, à ses vraies origines. C'est en. 1833 que Maurice de Guérin, qui n'était alors que dans sa vingt-troisième année, commença de développer et d'épanouir dans le cercle de l'intimité cette première fleur de sentiment, qui nous est montrée seulement aujourd'hui et qui va nous rendre tout son parfum. Né

le 5 août 1810, il appartenait à cette seconde génération du siècle, lequel n'avait plus deux ou trois ans, mais bien dix ou onze, lorsqu'il produisait cette volée nouvelle des Musset, des Montalembert, des Guérin: je joins exprès ces noms. Né sous le beau ciel du Midi, d'une ancienne famille noble et pauvre, Maurice de Guérin, rêveur dès l'enfance, fut tourné de bonne heure vers les idées religieuses et inclina, sans effort, à la pensée de l'état ecclésiastique. Il n'avait pas douze ans, lorsque dans les premiers jours de janvier 1822, il sortait pour la première fois, pauvre oiseau exilé, de ces tourelles du Cayla, et arrivait à Toulouse pour y faire ses études,—je crois, au petit séminaire. Il les vint terminer à Paris au Collége Stanislas. C'est au sortir de là, après avoir hésité quelque temps, après être retourné dans sa famille, y avoir revu ses sœurs, et les amies de ses sœurs, que troublé, sensible et même, on le devine, secrètement blessé, il alla chercher à la Chênaie du repos, un oubli, plus encore qu'il n'y apportait, une vocation religieuse, bien traversée déjà et bien incertaine.

Il avait aimé, il avait pleuré et chanté ses peines pendant une saison passée dans son beau Midi, la dernière avant son départ pour la Chênaie. Témoin ces vers datés de la Roche d'Onelle, qui se rapportent à l'automne de 1832:

Les siècles ont creusé dans la roche vieillie

Des creux où vont dormir des gouttes d'eau de pluie ;
Et l'oiseau voyageur, qui s'y pose le soir,

Plonge son bec avide en ce pur réservoir.

Ici je viens pleurer sur la roche d'Onelle

De mon premier amour l'illusion cruelle;

Ici mon cœur souffrant en pleurs vient s'épancher..
Mes pleurs vont s'amasser dans le creux du rocher.
Si vous passez ici, colombes passagères,
Gardez-vous de ces eaux: les larmes sont amères.

Il arriva à la Chênaie à l'entrée de l'hiver; il y était le jour de Noël 1832; il avait trouvé son asile.

La Chênaie, 'cette sorte d'oasis au milieu des steppes de la Bretagne,' où, devant le château, s'étend un vaste jardin coupé par une terrasse plantée de tilleuls, avec une toute petite chapelle au fond, était le lieu de retraite de M. de La Meunais, de M. Féli (comme on l'appelait dans l'intimité); et il avait près de lui, d'habitude, quatre ou cinq jeunes gens qui, dans cette vie de campagne, poursuivaient leurs études avec zèle, selon un esprit de piété, de recueillement et d'honnête liberté. L'heure à laquelle Guérin y arriva était des plus mémorables, des plus décisives pour le maître; on peut le dire avec certitude et précision, aujourd'hui que l'on a lu la correspondance intime de La Mennais durant ce temps. Ce grand et violent esprit, qui ne se pouvait reposer que dans des solutions extrèmes, après avoir tenté l'union publique du Catholicisme et de la Démocratie, et l'avoir prêchée dans son journal d'un ton de prophète, s'était vu forcé de suspendre la publication de l'Avenir; il avait fait le voyage de Rome pour consulter l'autorité suprême; il en était revenu, ménagé personnellement, mais très-nettement désapprouvé, et avait paru se soumettre; il se croyait peutêtre même sincèrement soumis, tout en méditant déjà et en roulant des pensées de vengeance et de représailles. M. de La Mennais, qui était tout un ou tout autre, sans aucune nuance, offrait le plus étrange contraste dans sa double nature. Tantôt et souvent il avait ce que Buffon, parlant des animaux de proie, a appelé une âme de colère; tantôt, et non moins souvent, il avait une douceur, une tendresse à ravir les petits enfants, une âme tout à fait charmante; et il passait de l'une à l'autre en un instant. Le voile qui s'est déchiré depuis, et qui a laissé voir le fond orageux et mouvant de ses doctrines, n'était qu'à peine soulevé alors. Aucun de ceux qui ont connu et aimé M. de La Mennais, en ces années de passion douloureuse et de crise, à quelque point de vue qu'on se place, n'ont, ce me semble, à en rougir ni à s'en repentir. Il

avait tenté une conciliation, impossible, je le veux, mais la plus élevée, la plus faite pour complaire à de nobles cœurs, à des imaginations généreuses et religieuses. Averti qu'il se trompait et qu'il n'était pas avoué, il s'arrêtait devant l'obstacle, il s'inclinait devant l'arrêt rendu; il souffrait, il se taisait, il priait. Quand on le voyait de près par moments, on aurait dit qu'il était en danger de mourir. Un jour (le 26 mars 1833), étant assis derrière la chapelle sous les deux pins d'Écosse qui s'élevaient à cet endroit, il avait pris son bâton et dessiné une tombe sur le gazon, en disant à l'un de ses disciples qui était près de lui: 'C'est là que je veux reposer; mais point de pierre tumulaire, un simple banc de gazon. Oh! que je serai bien là !' S'il était mort, en effet, à cette heure ou dans les mois qui suivirent, s'il s'était brisé dans sa lutte intérieure, quelle belle et intacte mémoire il eût laissé! Quelle renommée de fidèle, de héros et presque de martyr! Quel mystérieux sujet de méditation et de rêverie pour ceux qui aiment à se prendre aux grandes destinées interrompues !

Mais il ne s'agit ici de lui qu'en ce qui touche Maurice de Guérin. Celui-ci, tout admirateur et prosélyte qu'il était alors, ne devait subir qu'en la traversant cette influence de La Mennais; un an ou deux après, il en était totalement affranchi et délivré; s'il s'émancipa par degrés de la foi, s'il se laissa bientôt gagner à l'esprit du siècle, ce ne fut pas à la suite du grand déserteur, mais à sa propre manière, et il erra dans sa propre voie; en 1835, il n'était plus le disciple de personne ni d'aucun système. Après trois années d'une vie indépendante et toute parisienne, aux approches de la mort, les siens eurent la consolation de le voir redevenir chrétien.

Guérin est arrivé à la Chênaie en hiver, au cœur de la saison morte, et quand tout est dépouillé, quand les forêts sont couleur de rouille, sous ce ciel de Bretagne toujours nuageux 'et si bas qu'il semble vouloir vous

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