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de neige, où, sans le reconnaître, j'entendis presque aussitôt se précipiter un autre de nos compagnons.

Je restai un instant étourdi de la chute puis j'entendis au-dessus de ma tête une voix qui se lamentait: je reconnus alors celle de David Coutet. O mon frère, mon pauvre frère! disait-il, mon frère est perdu.-Non, lui criai-je, non, me voilà, David, et un autre avec moi; Matthieu Balmat est-il mort?

- Non, mon brave, non, me répondit Balmat, je suis vivant, et me voilà pour t'aider à sortir. Au même instant, il se laissa glisser le long des parois de la crevasse, et tomba près de moi.

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--

Pierre Carriez, Auguste Terre et Pierre Balmat.
Et ces messieurs ont-ils du mal?

Non, Dieu merci !

Eh bien! essayons de tirer d'ici celui que j'y ai vu tomber avec moi, et qui ne doit pas être loin.

En effet, en nous retournant, nous aperçûmes un bras qui passait seul hors de la neige; c'était celui de notre pauvre camarade. Nous les tirâmes, afin de dégager la tête qui se trouvait couverte: il n'avait point encore perdu connaissance; seulement il ne pouvait plus parler et avait la figure bleue comme un asphyxié; cependant, au bout de quelques secondes, il se remit sur ses jambes. Mon frère nous jeta une petite hache avec laquelle nous nous taillâmes des escaliers dans la glace, puis arrivés à une certaine hauteur, nos camarades nous tendirent leurs bâtons, et nous tirèrent à eux.

A peine fûmes-nous hors de la crevasse, que nous aperçûmes le docteur Hamel et le colonel Anderson, qui nous prirent les mains, en nous disant :-Allons, courage! en voilà toujours deux de sauvés; nous sauverons les autres de même. Les autres sont perdus, répondit

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Matthieu Balmat, car c'est ici que je les ai vus disparaître. Il nous conduisit alors vers le milieu de la crevasse, et nous vîmes bien qu'il n'y avait aucun espoir de les sauver; nos pauvres amis devaient avoir plus de deux cents pieds de neige par dessus la tête. Pendant que nous fouillions avec nos bâtons, chacun raconta ce qu'il avait éprouvé. Dans la chute commune, Matthieu Balmat seul était resté debout: c'était un gros garçon d'une force prodigieuse, de sorte qu'au moment où il sentit la neige nouvelle glisser sous lui, il enfonça son bâton dans la vieille neige, et, s'enlevant à la force des poignets, il vit passer sous ses pieds, en moins de deux minutes, cette avalanche d'une demi-lieue qui entraînait avec le bruit du tonnerre son frère et ses amis: un instant il se crut seul sauvé, car de dix que nous étions, lui seul demeura debout.

En

Ceux qui se relevèrent les premiers étaient les deux voyageurs. Balmat leur cria :-Et les autres ? Au même moment, David Coutet se remit sur ses pieds.-Les autres, dit-il, je les ai vus rouler dans la crevasse. courant vers elle, il heurta du pied David Filliguet, qui était encore tout étourdi de sa chute. En voilà encore un, dit-il; ainsi cinq seulement sont perdus, et parmi eux est mon frère, mon pauvre frère. C'est à ce moment que, l'ayant entendu, je lui répondis, du fond de ma crevasse: Me voilà, frère, me voilà!

Cependant toutes nos recherches étaient inutiles, nous le sentions bien, et cependant nous ne pouvions nous déterminer à abandonner nos pauvres camarades, quoiqu'il y eût déjà deux heures que nous les cherchions. A mesure que la journée s'avançait, le vent devenait plus glacial: nos bâtons qui nous avaient servi à sonder étaient couverts de glace, et nos souliers aussi durs que du bois.

Alors Balmat, désespéré de voir que tous nos efforts n'aboutissaient à rien, se tourna vers le docteur Hamel:

-Eh bien! monsieur, lui dit-il, voyons maintenant, sommes-nous des lâches, et voulez-vous aller plus loin? nous sommes prêts. Le docteur répondit en donnant l'ordre de retourner à Chamouny. Quant au colonel Anderson, il se tordait les bras et pleurait comme un enfant.—J'ai fait la guerre, disait-il, j'étais à Waterloo, j'ai vu les boulets enlever des rangs entiers d'hommes; mais ces hommes étaient là pour mourir tandis qu'ici!

Les larmes lui coupaient la parole.-Non, ajoutait ce brave militaire, non, je ne m'en irai pas avant qu'on ait du moins retrouvé leurs cadavres. Nous l'entraînâmes de force, car la nuit s'approchait, et il était temps de descendre.

En arrivant aux Grands-Mulets, nous rencontrâmes les autres guides qui apportaient les provisions; ils amenaient avec eux deux voyageurs qui comptaient se réunir au docteur Hamel et au colonel Anderson: nous leur racontâmes l'accident qui nous était arrivé; puis nous nous remîmes tristement en chemin pour redescendre vers le village. Nous y arrivâmes à onze heures du soir.

Les trois hommes qui avaient péri n'étaient, heureusement, pas mariés; mais Carriez soutenait toute une famille par son travail.

Quant à Pierre Balmat, il avait une mère; mais la pauvre femme ne fut pas longtemps séparée de son fils; trois mois après sa mort, elle mourut.

ALEXANDRE DUMAS.

MONTEREAU.

La ville de Montereau est située à vingt lieues à peu près de Paris, au confluent de l'Yonne et de la Seine, où la première de ces deux rivières perd son nom en se jetant dans l'autre si l'on remonte, en partant de Paris, le cours du fleuve qui le traverse, on aura en arrivant, en vue de Montereau, à gauche la montagne de Surville, que couronnent les ruines d'un vieux château, et au pied de cette montagne, une espèce de faubourg séparé de la ville par le fleuve.

En face de soi, l'on découvrira, simulant l'angle le plus aigu d'un V., et à peu près dans la position où se trouve à Paris la pointe du Pont-Neuf, une langue de terre, qui va toujours s'élargissant entre le fleuve et la rivière qui la bordent, jusqu'à ce que la Seine jaillisse de terre près de Baigneux-les-Juifs, et que l'Yonne prenne sa source non loin de l'endroit où était située l'ancienne Bibracte, et où de nos jours s'élève la ville d'Autun.

A droite, la cité toute entière se déploiera, gracieusement couchée au milieu de ses maisons et de ses vignes, dont le tapis, bariolé de vert et de jaune comme un manteau écossais, s'étend à perte de vue sur les riches plaines du Gâtinais.

Quant au pont qui joue un si grand rôle dans le double événement que nous allons essayer de raconter, il joint, en partant de gauche à droite, le faubourg à la ville, et traverse d'abord le fleuve, ensuite la rivière, posant un de ses pieds massifs sur la pointe de terre dont nous avons parlé.

Le 9 septembre 1419, sur la partie du pont qui traverse l'Yonne et sous l'inspection de deux hommes qui, assis de chaque côté du parapet, paraissaient apporter un égal intérêt à l'œuvre qui s'opérait devant eux, des ouvriers, protégés dans leur travail par quelques soldats qui empêchaient d'approcher le peuple, élevaient en grande hâte une espèce de loge en charpente, qui s'étendait sur toute la longueur du pont, et sur une longueur de vingt pieds à peu près. Le plus vieux des deux personnages que nous avons représentés comme présidant à la construction de cette loge, paraissait âgé de quarantehuit ans à peu près. Sa tête brune, ombragée par de longs cheveux noirs taillés en rond, était couverte d'un chaperon d'étoffe de couleur sombre dont un des bouts flottait au vent, comme l'extrémité d'une écharpe. Il était vêtu d'une robe de drap pareil à celui de son chaperon, dont la doublure en menu vair paraissait au collet, à l'extrémité inférieure, et aux manches; de ces manches, larges et tombantes, sortaient deux bras robustes, que protégait un de ces durs vêtements de fer maillé qu'on appelait haubergeon. Ses jambes étaient couvertes de longues bottes, dont l'extrémité supérieure disparaissait sous sa robe, et dont l'extrémité inférieure, souillée de boue, attestait que la précipitation avec laquelle il s'était occupé de venir présider à l'exécution de cette loge, ne lui avait pas permis de changer son costume de voyage. A sa ceinture de cuir pendait, à des cordons de soie, une longue bourse de velours noir, et à côté d'elle, en place d'épée ou de dague, à une chaîne de fer, une petite hache d'armes, damasquinée d'or, dont la pointe opposée au tranchant figurait, avec une vérité qui faisait honneur à l'ouvrier des mains duquel elle était sortie, une tête de faucon déchaperonné.

Quant à son compagnon, qui paraissait à peine âgé de vingt-cinq à vingt-six ans, c'était un beau jeune homme, mis avec un soin qui paraissait, au premier abord, incom

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