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neige. Il était sept heures du soir, je cassai mon second morceau de pain, je bus une seconde goutte, et je m'installai sur le rocher où j'allais passer la nuit: ça ne me prit pas grand temps, le lit n'était pas long à faire.

Sur les neuf heures, je vis venir l'ombre qui montait de la vallée comme une fumée épaisse, et s'avançait lentement vers moi. A neuf heures et demie, elle m'attergnit et m'enveloppa: cependant je voyais encore au-dessus de moi les derniers rayons du soleil couchant, qui avaient peine à quitter la plus haute sommité du MontBlanc. Je les suivis des yeux tant qu'ils y restèrent. Enfin ils disparurent, et le jour s'en alla. Tourné comme je l'étais vers Chamouny, j'avais à ma gauche l'immense plaine de neige qui monte au dôme du Goûter, et à ma droite, à la portée de ma main, un précipice de huit cents pieds de profondeur. Je ne voulais pas m'endormir, de peur de rouler dans la ruelle en rêvant; je m'assis sur mon sac, et je me mis à battre des pieds et des mains pour entretenir la chaleur. Bientôt la lune se leva pâle et dans un cercle de nuages, qui la voilèrent tout à fait sur les onze heures. En même temps, je voyais descendre de l'aiguille du Goûter un coquin de brouillard qui ne m'eut pas plus tôt atteint qu'il se mit à me cracher de la neige à la figure. Alors je m'enveloppai la tête avec mon mouchoir, et je lui dis : C'est bon, va ton train. A chaque minute, j'entendais la chute des avalanches qui grondaient en roulant comme le tonnerre. Les glaciers craquaient, et à chaque craquement je sentais la montagne remuer. Je n'avais ni faim ni soif, et j'éprouvais un singulier mal de tête qui me prenait au haut du crâne, et qui descendait jusqu'aux sourcils. Pendant ce temps-là, le brouillard n'arrêtait pas. Mon haleine s'était gelée contre mon mouchoir, la neige avait mouillé mes habits; il me sembla bientôt que j'étais tout nu. Je redoublai la rapidité de mes mouvements, et je me mis à chanter, pour chasser un tas

d'idées bêtes qui me venaient dans l'esprit. Ma voix se perdait sur cette neige, aucun écho ne me répondait; tout était mort au milieu de cette nature glacée; ma voix me faisait à moi-même une drôle d'impression. Je me tus, j'avais peur.

A deux heures, le ciel blanchit vers l'orient, avec les premiers rayons du jour je sentis le courage me revenir. Le soleil se leva, luttant avec les nuages qui couvraient le Mont-Blanc; j'espérais toujours qu'il les chasserait, mais sur les quatre heures, les nuages s'épaissirent, le soleil s'affaiblit, et je reconnus que ce jour-là il me serait impossible d'aller plus loin. Alors, pour ne pas tout perdre, je me mis à explorer les environs, je passai toute la journée à visiter les glaciers et à reconnaître les meilleurs passages. Comme le soir venait, et le brouillard à sa suite, je redescendis jusqu'au Bec-à-l'Oiseau, où la nuit me prit. Je passai celle-là mieux que l'autre, car je n'étais plus sur la glace, et je pus dormir un peu. Je me réveillai transi, et aussitôt que le jour parut, je redescendis vers la vallée, ayant dit à ma femme que je ne serais pas plus de trois jours. Au village de la Côte seulement, mes habits dégelèrent.

Je n'avais pas fait cent pas hors des dernières maisons, que je rencontrai François Paccard, Joseph Carier et Jean-Michel Tournier; c'étaient trois guides; ils avaient leur sac, leur bâton et leur costume de voyage. Je leur demandai où ils allaient; ils me répondirent qu'ils cherchaient des cabris qu'ils avaient donnés en garde à des petits paysans. Comme ces animaux ne valaient pas plus de 40 sous la pièce, leur réponse me donna l'idée qu'ils voulaient me tromper, et je pensai qu'ils tentaient le voyage que je n'avais pu faire ; d'autant plus que M. de Saussure avait promis une récompense au premier qui atteindrait le haut du Mont-Blanc. Une ou deux ques

Des chevreaux.

tions que me fit Paccard sur l'endroit où l'on pourrait coucher au Bec-à-l'Oiseau, me confirmèrent dans mon opinion. Je lui répondis que tout était plein de neige, et qu'une station m'y paraissait impossible; je le vis alors échanger avec les autres un signe d'intelligence que je fis semblant de ne pas apercevoir. Ils se retirèrent à l'écart, se consultèrent entre eux, et finirent par me proposer de monter tous ensemble; j'avais promis de rentrer, et je ne voulais pas manquer de parole à ma femme. Je revins donc chez moi pour lui dire de ne pas être inquiète, changer de bas et de guêtres et prendre quelques provisions. A onze heures du soir, je partis de nouveau sans me coucher, et à une heure je rejoignis mes camarades au Bec-à-l'Oiseau, quatre lieues au-dessus de l'endroit où j'avais couché la veille; ils dormaient comme des marmottes; je les réveillai; en un instant ils furent sur pied, et nous nous mîmes tous les quatre en marche. Ce jour-là, nous traversâmes le glacier de Taconnay, nous montâmes jusqu'aux Grands-Mulets, où, l'avant-veille, j'avais passé une si fameuse nuit; puis, prenant à droite, nous arrivâmes vers les trois heures au dôme du Goûter. Déjà l'un de nous, Paccard, avait manqué d'air un peu au-dessus des Grands-Mulets, et il était resté couché sur l'habit d'un de nos camarades.

Parvenus au sommet du dôme, nous vîmes sur l'aiguille du Goûter bouger quelque chose de noir que nous ne pouvions distinguer. Nous ne savions pas si c'était un chamois ou un homme.

Nous criâmes, et on nous répondit, puis, au bout d'un instant, comme nous faisions silence pour entendre un second cri, ces paroles nous arrivèrent :

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Ohé! les autres! attendez, nous voulons monter avec

Nous les attendîmes en effet, et en les attendant nous vîmes arriver Paccard, qui avait repris force. Au bout d'une demi-heure, ils nous rejoignirent: c'était Pierre

Balmat et Marie Coutet, qui avaient fait le pari, avec les autres, d'être parvenus avant eux au dôme du Goûter; leur pari était perdu. Pendant ce temps, pour utiliser les moments, je m'étais aventuré à la découverte, et j'avais fait un quart de lieue à peu près, à cheval, sur l'arête en question qui joint le dôme du Goûter au sommet du Mont-Blanc; c'était un chemin de danseur de corde; mais c'est égal, je crois que j'aurais réussi à aller jusqu'au bout, si la Pointe-Rouge ne fût venue me barrer le chemin. Comme il était impossible d'avancer plus, je revins vers l'endroit où j'avais quitté les camarades; mais il n'y avait plus que mon sac: désespérant de gravir le Mont-Blanc, ils étaient partis en disant :-Balmat est leste, il nous rattrapera. Je me trouvai donc seul, et en un instant je balançai entre l'envie de les rejoindre et le désir de tenter seul l'ascension. Leur abandon m'avait piqué; puis, quelque chose me disait que cette fois je réussirais. Je me décidai donc pour ce dernier parti: je chargeai mon sac et me mis en route; il était quatre heures du soir.

Je traversai le grand plateau, et je parvins jusqu'au glacier de la Brinva, d'où j'aperçus Cormayeur et la vallée d'Aoste en Piémont. Le brouillard était sur le sommet du Mont-Blanc, je ne tentai pas d'y monter, moins dans la crainte de me perdre, que dans la certitude que les autres, ne pouvant m'y voir, ne voudraient pas croire que j'y étais parvenu. Je profitai du peu de jour qui me restait pour chercher un abri, mais au bout d'une heure, comme je n'avais rien trouvé, et que je me rappelais l'autre nuit, vous savez, je résolus de revenir chez moi. Je me mis donc en marche; mais arrivé au grand plateau, comme je ne savais pas encore me garantir la vue avec un voile vert, ainsi que je l'ai fait depuis, la neige me fatigua tellement les yeux, que je ne distinguais plus rien; j'avais des éblouissements qui me faisaient voir de grandes taches de sang. Je m'assis pour me

remettre; je fermai les yeux et je laissai tomber ma tête entre mes mains. Au bout d'une demi-heure, ma vue s'était remise, mais la nuit était venue; il n'y avait pas de temps à perdre. Je me levai, et allez !

Je n'avais pas fait deux cents pas que je sentis, avec mon bâton, que la glace manquait sous mes pieds; j'étais au bord de la grande crevasse; tu sais, Pierre Payot (c'était le nom de mon guide); la grande crevasse où ils sont morts à trois, et d'où l'on a tiré Marie Coutet. Qu'est-ce que cette histoire ? interrompis-je.

Je vous conterai ça demain, me dit Payot. Allez, mon ancien, allez, continua-t-il, en s'adressant à Balmat, on vous écoute.

Balmat reprit :

Ah! je lui dis je te connais. Au fait nous l'avions traversé ce matin sur un pont de glace recouvert de neige. Je le cherchai, mais la nuit allait toujours s'épaississant; ma vue se fatiguait de plus en plus, et je ne pus le retrouver le mal de tête dont j'ai déjà parlé m'avait repris; je ne me sentais aucun désir de boire ni de manger; de violents maux de cœur me labouraient l'estomac. Cependant il fallait se décider à demeurer jusqu'au jour près de la crevasse. Je posai mon sac sur la neige, je tirai mon mouchoir en rideau sur mon visage, et je me préparai de mon mieux à passer une nuit pareille à l'autre. Cependant, comme j'étais deux mille pieds plus haut à peu près, le froid était bien plus vif; une petite neige fine et aiguë me glaçait; je sentais une pesanteur et une envie de dormir irrésistibles, des pensées tristes comme la mort me venaient dans l'esprit, et je savais très-bien que ces pensées tristes et cette envie de dormir étaient un mauvais signe, et que si j'avais le malheur de fermer les yeux, je pourrais bien ne plus les rouvrir. De l'endroit où j'étais, j'apercevais, à dix mille pieds audessous de moi, les lumières de Chamouny, où mes camarades étaient bien chaudement, bien tranquilles, près

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