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j'appelai.-Est-ce toi, Catherine? dit une voix que je reconnus pour celle du fiancé; il me brisait le cœur ; j'entrai dans la cour pour ne pas revoir ce malheureux jeune homme; j'y trouvai une échelle que je mis sur mon épaule, une gourde que je remplis d'eau, et je retournai au secours de Francisque.

La fraîcheur de l'air lui avait rendu un peu de force, elle était debout et m'attendait. J'introduisis l'échelle, elle était assez longue pour toucher la terre; je descendis près de Francisque, et lui donnai la gourde qu'elle vida avec avidité, puis je l'aidai à monter à l'échelle, la guidant, car elle n'y voyait pas, et je parvins à la conduire hors de l'espèce de tombeau où elle était restée quatorze heures. Pendant cinq jours elle fut aveugle; et tout le reste de sa vie elle resta sujette à des mouvements convulsifs et à des accès de terreur.

Le jour parut; rien ne peut donner une idée du spectacle qu'il éclaira. Trois villages avaient disparu; deux églises et cent maisons étaient enterrées, quatre cents personnes étaient ensevelies vivantes, un fragment de la montagne avait roulé dans le lac de Lowertz, et, le comblant en partie, avaient soulevé une vague de cent pieds de hauteur et d'une lieue d'étendue, qui avait passé sur l'île de Schwanau et avait enlevé les maisons et les habitants. La chapelle d'Olten, bâtie en bois, fut trouvée flottante sur le lac comme par miracle; la cloche de Goldau, emportée à travers les airs, alla tomber à un quart de lieue de l'église.

Dix-sept personnes seulement survécurent à cette catastrophe.

ALEXANDRE DUMAS.

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LE COL DE BALME.

A CINQ heures et demie, nous traversions le bourg de Martigny, où je ne vis rien de remarquable que trois ou quatre crétins, qui, assis devant la porte de la maison paternelle, végétaient stupidement au soleil levant. En sortant du village, nous traversâmes la Drance, qui descend du Mont Saint-Bernard par le val d'Entremont et va se jeter dans le Rhône, entre Martigny et la Batia. Presqu'aussitôt nous quittâmes la route, et nous prîmes un sentier qui s'enfonçait dans la vallée, en s'appuyant à droite sur le versant oriental de la montagne.

Lorsque nous eûmes fait une demi-lieue à peu près, mon guide m'invita à me retourner et à remarquer le paysage qui se déroulait sous nos yeux.

Je compris alors, à la première vue, quelle importance politique César devait attacher à la possession de Martigny, ou, pour me servir du nom qu'il lui donne dans ses Commentaires,' d'Octodure. Placée comme elle l'est, cette ville devait devenir le centre de ses opérations sur l'Helvétie, par la vallée de Tarnade; sur les Gaules, par le chemin que nous suivions et qui mène à la Savoie; enfin sur l'Italie, par l'Ostiolum Montis Jovis, aujourd'hui le Grand Saint-Bernard, où il avait fait tracer une voie romaine qui allait de Milan à Mayence.

Nous nous trouvions au centre de ces quatre chemins, et nous pouvions les voir fuir chacun de leur côté, en les suivant plus ou moins longtemps des yeux, selon que nous le permettaient les accidents fantasques de la grande chaîne des Alpes au milieu de laquelle nous voyagions,

Le premier objet qui attirait la vue comme point central de ce vaste tableau était, d'abord, cette vieille ville de Martigny, où vivaient, du temps d'Annibal, des demiGermains dont parlent César, Strabon, Tite-Live et Pline, et qui dut à l'avantage de sa position topogra phique le terrible honneur de voir passer au milieu de ses murs les armées de ces trois colosses du monde moderne César, Karl le Grand, Napoléon.

L'œil ne se détache de Martigny que pour suivre le chemin du Simplon, qui, s'enfonçant hardiment dans la vallée du Rhône, suit, de Martigny à Riddes, une ligne si droite, qu'il semble une corde tendue, dont les clochers de ces deux villes font les deux piquets. A sa gauche, le Rhône, encore enfant, serpente au fond de la vallée, onduleux et brillant comme le ruban argenté qui flotte à la ceinture d'une jeune fille, tandis qu'au-dessus de lui s'élève de chaque côté cette double chaîne d'Alpes qui s'ouvre au col de Ferret, s'élargit pour enfermer le Valais dans toute sa longueur, et qui va se rejoindre à cinquante lieues plus loin, à l'endroit où la Furca, point intermédiaire entre ces deux rameaux granitiques, réunit à sa droite et à sa gauche les larges bases du Gallenstock et du Mutthorn.

En ramenant la vue de l'horizon à la place que nous occupions, nous apercevions à gauche, mais pour le perdre aussitôt derrière le vieux château de Martigny, le chemin qui conduit à Genève par la vallée de Saint-Maurice; à droite, visible pendant l'espace d'une lieue à peu près, côtoyant la Drance, torrent bruyant et caillouteux, qu'elle enjambe de temps en temps pour passer capricieusement d'un côté de la rive à l'autre, la route du Grand SaintBernard, à laquelle succède en sortant de Saint-Pierre un sentier qui mène à l'hospice. Enfin, derrière nous et en nous remettant en marche, nous retrouvions le chemin escarpé et rapide que nous gravissions, et qui semble, au premier abord, dominer, sans solution de continuité, le

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étonné qu'une distance de deux lieues sépare ces deux sommités qui semblaient se toucher d'abord.

Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes à l'entrée d'un bois de sapins où j'avais vu se perdre la route. Là devait commencer la véritable fatigue. Cependant j'aurai tant à parler dans la suite de passages escarpés et dangereux, que je ne cite celui-ci que pour mémoire. Nous commençames à côtoyer la pente rapide du Col, ayant à notre droite un précipice de cinq à six cents pieds de profondeur, et au-delà de ce précipice une montagne à pic que les gens du pays appellent l'Aiguille d'Illiers, et qui venait d'acquérir une célébrité récente par la chute mortelle qu'y avait faite en 1831 un Anglais qui avait voulu parvenir à son sommet. Mon guide me fit voir, aux deux tiers de la hauteur de l'Aiguille, l'endroit où le pied avait manqué à ce malheureux, l'espace effrayant qu'il avait parcouru, bondissant de rocher en rocher comme une avalanche vivante; puis enfin, au fond du précipice, la place où il s'était arrêté. Masse de chair informe et hideuse, à laquelle il ne restait aucune apparence humaine.

Ces sortes d'histoires, peu gracieuses par elles-mêmes, le sont encore moins, racontées sur le terrain où elles sont arrivées: il est peu réconfortant pour un voyageur, si flegmatique qu'il soit, d'apprendre qu'à l'endroit même où il est, le pied glissa à un autre, et que cet autre s'est tué. Au reste, les guides ne sont guère avares de tels récits; c'est un avis indirect qu'ils donnent aux voyageurs, de ne point se hasarder sans eux.

Cependant, là où cet Anglais s'était tué, un pâtre, suivi de son troupeau de chèvres, courait à toutes jambes, sautant de rocher en rocher, ébranlant à chaque bond quelque pierre qui dans sa chute en entraînait d'autres. Celles-ci détachaient en roulant de petits rochers, qui à leur tour en déracinaient de plus gros; enfin toute

cette avalanche descendait avec une vitesse croissante sur le talus de la montagne, cliquetant comme la grêle sur un toit, puis après un intervalle de silence, elle allait se précipiter avec un bruit sourd dans l'eau qui coulait au fond du ravin coupé à pic qui séparait les deux montagnes. Il nous accompagna ainsi sur le versant opposé à celui que nous suivions, redoublant d'adresse et de vélocité pendant l'espace d'une demi-lieue, sans autre motif apparent que celui de prolonger le plaisir qu'il voyait bien que me donnaient son adresse et sa témérité montagnardes.

Depuis quelque temps l'air se rafraîchissait, nous montions toujours, et déjà nous étions arrivés à sept mille pieds à peu près au-dessus du niveau de la mer; çà et là de grandes plaques de neige annonçaient que nous approchions des régions glacées où elle ne fond plus. Nous avions laissé au-dessous de nous, dans la montée du bois Magnen, les hêtres et les sapins : les pâturages seuls poussaient à l'endroit où nous étions parvenus. Une brise froide passait de temps en temps, et glaçait tout-à-coup sur mon front la sueur que la fatigue y rappelait bientôt. Ce fut avec une véritable joie que j'appris de mon guide que nous allions apercevoir l'auberge du Col de Balme: quelques minutes après je vis effectivement, au milieu de l'échancrure de la montagne qui sépare la vallée de Chamouny de celle du Trient, poindre en se découpant sur un ciel bleu, le toit rouge de cette bienheureuse maison, puis ses murailles blanches qui semblaient sortir de terre au fur et à mesure que nous montions; enfin les degrés de sa porte, sur lesquels était assis un chien roux, qui vint gracieusement vers nous, les yeux brillants et la queue flamboyante, pour nous inviter à venir nous reposer chez son maître.Merci, mon chien, merci, merci! Nous y allons.

J'étais si pressé de trouver du feu et une chaise, que je me précipitai dans l'auberge sans prendre le temps de

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