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sous ces chapeaux déformes, sous ces larges habits aux retroussis mal agrafés, comment recomposer par la pensée le grenadier de la vieille garde, le guide audacieux, le hussard intrépide, le svelte lancier, le carabinier aux formes herculéennes, avec l'imposant bonnet à poils, la pelisse écarlate, l'aigrette polonaise, le casque romain, la cuirasse d'or? Et cependant, parmi ces soldats, il en était quelques-uns qui s'étaient trouvés en position d'épouser quelque baronne allemande, quelque comtesse italienne, mais qui avaient mieux aimé rester fidèles à la gloire, tant elle était belle et généreuse pour ses favoris, sous la république, sous le consulat et sous l'empire.

Enfin, après une demi-heure passée au milieu de ces braves, l'empereur fit un signe à Rapp et dit au maréchal qu'il se voyait à regret forcé de le quitter. Aussitôt, sur un ordre du gouverneur, la foule s'ouvrit respectueusement, et l'empereur put gagner librement la grille de sortie. Rapp avait eu la précaution de faire conduire les chevaux de main aux écuries du Carrousel, de faire venir une voiture et d'envoyer à l'Ecole-Militaire commander une escorte de chasseurs de la garde. Napoléon monta en voiture avec son aide-de-camp, aux cris de Vive l'Empereur! que les échos de la Seine répétèrent encore sur son passage.

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Voilà une des plus heureuses soirées de ma vie, ditil à Rapp. Tiens! s'écria-t-il, en lui faisant remarquer la nappe de feux produite devant le portique de l'hôtel, par la lueur des torches que les invalides tenaient élevées : C'est comme à Austerlitz, j'espère que tu dois t'en souvenir ?

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Si je m'en souviens? répondit Rapp, en mettant la tête à la portière : je m'en souviens comme si c'était hier. - Et moi, comme si ce devait être demain. Je me rappellerai longtemps cette visite, ajouta Napoléon: je voudrais pouvoir passer ma vie aux Invalides.

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Et moi, je voudrais être sûr d'y mourir et d'y être

enterré, répartit l'aide-de-camp, avec sa franchise ordinaire.

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Qui sait! fit en souriant Napoléon, cela peut

arriver.

Au moins aurais-je la certitude de n'être pas là en mauvaise compagnie, reprit Rapp; et c'est toujours quelque chose.

- Ah! ah! monsieur le frondeur, s'écria Napoléon, en pinçant l'oreille de l'aide-de-camp, je sais pourquoi vous dites cela: c'est encore une allusion à la visite que j'ai faite l'autre jour à Saint-Denis? Eh bien! à la place de Louis XIV, au lieu de m'y laisser enterrer (car après tout Saint-Denis n'est qu'un réceptacle de rois fainéants), j'aurais voulu qu'on me déposât aux Invalides, entre Turenne et Vauban. C'est son œuvre à lui, l'hôtel des Invalides! Ne penses-tu pas comme moi?

Rapp ayant fait un signe de tête négatif, Napoléon ajouta :

Et je trouverais des gens de mon avis, ne fût-ce que ce brave père Maurice!

III.

Trente-quatre ans après cette visite, par un magnifique soleil d'hiver, le 15 décembre 1840, un char funèbre, surchargé de couronnes d'immortelles, précédé des bannières de la France et suivi des débris vivants de ses quarante armées, passait lentement sous l'arc-de-triomphe de l'Étoile. Ce sarcophage, entouré de tant de pompe militaire et reçu aux bruyantes acclamations de tout un peuple, renfermait la dépouille mortelle de l'homme qui, dans l'espace de quinze années, avait réuni à lui seul la gloire d'Alexandre, de César, de Charlemagne, et de Louis XIV! Napoléon mort, allait prendre, sous le dôme des Invalides, la place que, de son vivant, il y avait marquée pour les héros.

La veille de ce jour, et tandis qu'à la clarté des étoiles quelques vieux guerriers erraient silencieusement autour du temple élevé par le grand roi, ceux-ci crurent voir se jouer dans les plis frémissants du pavillon tricolore planté au-dessus du portail, le génie d'Austerlitz, et la hampe du drapeau se courber sous de formidables efforts; puis, au milieu de silence profond, ils crurent entendre dans l'air comme le vol d'un oiseau et voir une ombre colossale se poser au sommet de l'édifice. Alors, dans leur croyance que Napoléon ne pouvait pas mourir, ils pensèrent que ce devait être l'ombre de l'empereur, qui voulait étreindre encore une fois, comme il l'avait fait à Fontainebleau, le glorieux symbole qu'il portait au milieu de la mitraille de Waterloo. En effet, l'ombre de Napoléon dut s'émouvoir en passant sous les arceaux du temple hospitalier. Elle aura reconnu ces étendards que le dieu des armées se plaisait à accorder à l'intrépidité de ses enfants. Dans les rangs éclaircis de ces vétérans mutilés qui vinrent pleurer au pied de son catafalque, elle aura reconnu quelques-uns de ces fiers compagnons qui l'avaient suivi jadis sur la crête des Alpes et des Pyrénées, sur les sables de la Syrie et jusque dans les neiges de la Russie. Elle leur aura souri, et comme autrefois, leur aura dit: 'Soldats! je suis contents de vous !'

Le soir de cette tardive apothéose, lorsque la foule fut tristement retirée de l'enceinte sacrée, lorsque le murmure de ces mille voix se fut effacé, que la solitude fut devenue complète et le silence profond, un invalide, presque centenaire, aveugle, et ne marchant qu'à l'aide de deux jambes de bois, entra avec recueillement dans la chapelle ardente où reposait le corps de Napoléon. Arrivé à grand'peine jusqu'au pied du catafalque impérial, il voulut qu'on le débarrassât de ses jambes de bois, afin qu'il pût mieux s'agenouiller; puis se prosternant, et de son front chauve frappant les degrés, on entendit,

mêlés de sanglots, les mots de Dieu, d'Empereur, de Père, sortir de sa bouche en bégaiements inarticulés. Enfin lorsque deux invalides, après avoir arraché leur vieux camarade à sa poignante douleur, traversèrent la chapelle pour se retirer, on remarqua que les officiers supérieurs de l'hôtel se découvrirent respectueusement sur le passage du vieillard. Cet invalide, qui venait de rendre ce dernier hommage à la dépouille mortelle de Napoléon, était Cyprien, le petit-fils du père Maurice.

EMILE MARCO DE SAINT-HILAIRE.

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GOLDAU.

(IMPRESSIONS DU VOYAGE.)

L'ÉTÉ de 1806 avait été très-orageux; des pluies continuelles avaient détrempé la montagne; mais cependant nous étions arrivés au 2 septembre, sans que rien pût faire présager le danger qui nous menaçait. Vers les deux heures de l'après-midi, je dis à Louisa, l'aînée de mes filles, d'aller puiser de l'eau à la source; elle prit la cruche et partit; mais, au bout d'un instant, elle revint, me disant que la source avait cessé de couler. Comme je n'avais que le jardin à traverser pour m'assurer de ce phénomène, j'y allai moi-même, et je vis qu'effectivement la source était tarie; je voulus donner trois ou quatre coups de bêche dans la terre pour me rendre compte de cette disparition, lorsqu'il me sembla sentir le sol se mouvoir sous mes pieds; je lâchai ma bêche au moment où je venais de l'enfoncer dans la terre. Mais quel fut mon étonnement, lorsque je la vis se mouvoir toute seule ! Au même instant, une nuée d'oiseaux prit son vol, en poussant des cris aigus; je levai les yeux, et je vis des rochers se détacher et rouler le long de la montagne; je crus que j'étais en proie à un vertige. Je me retournai pour revenir vers la maison. Derrière moi, un fossé s'était formé, dont je ne pouvais mesurer la profondeur. Je sautai par dessus, comme j'aurais fait dans un rêve, et je courus vers la maison; il me semblait que la montagne glissait sur sa base et me poursuivait. Arrivé devant ma porte, je vis mon père qui venait de bourrer sa pipe; il avait souvent prédit ce désastre. Je lui dis que la

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