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et il y resta suspendu. La mer était au-dessous de lui à une profondeur vertigineuse. La secousse de sa chute avait imprimé au faux-marchepied un violent mouvement d'escarpolette. L'homme allait et venait au bout de cette corde comme la pierre d'une fronde.

Aller à son secours, c'était courir un risque effrayant. Aucun des matelots, tous pêcheurs de la côte nouvellement levés pour le service, n'osait s'y aventurer. Cependant le malheureux gabier se fatiguait; on ne pouvait voir son angoisse sur son visage, mais on distinguait dans tous ses membres son épuisement. Ses bras se tordaient dans un tiraillement horrible. Chaque effort qu'il faisait pour remonter ne servait qu'à augmenter les oscillations du faux-marchepied. Il ne criait pas de peur de perdre de la force. On n'attendait plus que la minute où il lâcherait la corde et par instants toutes les têtes se détournaient afin de ne pas le voir passer. Il y a des moments où un bout de corde, une perche, une branche d'arbre, c'est la vie même, et c'est une chose affreuse de voir un être vivant s'en détacher et tomber comme un fruit mûr.

Tout à coup, on aperçut un homme qui grimpait dans le gréement avec l'agilité d'un chattigre. Cet homme était vêtu de rouge, c'était un forçat; il avait un bonnet vert, c'était un forçat à vie. Arrivé à la hauteur de la hune, un coup de vent emporta son bonnet et laissa voir une tête toute blanche; ce n'était pas un jeune homme.

Un forçat en effet, employé à bord avec une corvée du bagne, avait dès le premier moment couru à l'officier de quart et au milieu du trouble et de l'hésitation de l'équipage, pendant que tous les matelots tremblaient et reculaient, il avait demandé à l'officier la permission de risquer sa vie pour sauver le gabier. Sur un signe affirmatif de l'officier, il avait rompu d'un coup de marteau la chaîne rivée à la manille de son pied, puis il avait pris une corde, et il s'était élancé dans les haubans. Personne ne remarqua en cet instant-là avec quelle

facilité cette chaîne fut brisée. Ce ne fut que plus tard qu'on s'en souvint.

En un clin d'oeil il fut sur la vergue. Il s'arrêta quelques secondes et parut la mesurer du regard. Ces secondes, pendant lesquelles le vent balançait le gabier à l'extrémité d'un fil, semblèrent des siècles à ceux qui regardaient. Enfin le forçat leva les yeux au ciel, et fit un pas en avant. La foule respira. On le vit parcourir la vergue en courant. Parvenu à la pointe, il y attacha un bout de la corde qu'il avait apportée, et laissa pendre l'autre bout, puis il se mit à descendre avec les mains le long de cette corde, et alors ce fut une inexprimable angoisse, au lieu d'un homme suspendu sur le gouffre, on en vit deux.

On eût dit une araignée venant saisir une mouche; seulement ici l'araignée apportait la vie et non la mort. Dix mille regards étaient fixés sur ce groupe. Pas un cri, pas une parole, la même frémissement fronçait tous les sourcils. Toutes les bouches retenaient leur haleine, comme si elles eussent craint d'ajouter le moindre souffle au vent qui secouait les deux misérables.

Cependant le forçat était parvenu à s'affaler près du matelot. Il était temps; une minute de plus, l'homme, épuisé et désespéré, se laissait tomber dans l'abîme; le forçat l'avait amarré solidement avec la corde à laquelle il se tenait d'une main pendant qu'il travaillait de l'autre. Enfin on le vit remonter sur la vergue et y haler le matelot; il le soutint là un instant pour lui laisser reprendre ses forces, puis il le saisit dans ses bras et le porta en marchant sur la vergue jusqu'au chouquet, et de là dans la hune où il le laissa dans les mains de ses camarades.

A cet instant la foule applaudit; il y eut de vieux argousins de chiourme qui pleurèrent, les femmes s'embrassaient sur le quai; et l'on entendit toutes les voix crier avec une sorte de furie attendrie: La grâce de cet homme !

Lui, cependant, s'était mis en devoir de redescendre immédiatement pour rejoindre sa corvée. Pour être plus promptement arrivé, il se laissa glisser dans le gréement et se mit à courir sur une basse vergue. Tous les yeux le suivaient. A un certain moment, on eut peur; soit qu'il fût fatigué, soit que la tête lui tournât, on crut le voir hésiter et chanceler. Tout à coup la foule poussa un grand cri, le forçat venait de tomber à la mer.

La chute était périlleuse. La frégate l'Algésiras était mouillée auprès de l'Orion, et le pauvre galérien était tombé entre les deux navires. Il était à craindre qu'il ne glissât sous l'un ou sous l'autre. Quatre hommes se jetèrent en hâte dans une embarcation. La foule les encourageait, l'anxiété était de nouveau dans toutes les âmes. L'homme n'était pas remonté à la surface. Il avait disparu dans la mer sans y faire un pli, comme s'il fût tombé dans une tonne d'huile. On sonda, on plongea. Ce fut en vain. On chercha jusqu'au soir; on ne remême le corps.

trouva pas

Le lendemain, le journal de Toulon imprimait ces quelques lignes:-'17 novembre 1823.-Hier, un forçat, de corvée à bord de l'Orion, en revenant de porter secours à un matelot, est tombé à la mer et s'est noyé. On n'a pu retrouver son cadavre. On présume qu'il se sera engagé sous les pilotis de la pointe de l'Arsenal. Cet homme était écroué sous le no. 9430 et se nommait Jean Valjean.'* VICTOR HUGO.

This story is taken from M. Victor Hugo's celebrated novel, 'Les Misérables.' In the original, Jean Valjean escapes drowning, and reappears again a wealthy man, having saved and hidden money whilst he was M. Madeleine, the mayor. He is accompanied by an adopted daughter, and still recognised and pursued by Javert. After many hair-breadth escapes, he at length saves Javert's life; and, the pursuit being then given up, Jean Valjean is allowed to end his days in peace, and in the society of his adopted child and her husband, although the circumstances of his early life mar even his intercourse with them.

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TROIS VISITES AUX INVALIDES.

1705-1806-1840,

LE 9 mai 1705, les soldats de l'hôtel des Invalides étaient rangés en lignes dans la vaste cour d'Honneur. C'était un spectacle magnifique et touchant à la fois, que de voir deux mille braves, tous plus ou moins mutilés et brisés par le canon, se presser autour des drapeaux qu'ils avaient conquis dans tant de combats.

On comptait dans les rangs inégaux de ces martyrs de la guerre des soldats de tous les âges. Chacune des phases glorieuses de la monarchie avait son représentant. Ceux-ci s'étaient trouvés à Fribourg ou à Rocroy; ceuxlà au passage du Rhin ou à la prise de Maestricht; les uns avaient conquis la Flandre, les autres le Roussillon; le plus petit nombre, ceux qui étaient les plus vieux et les plus infirmes, avaient assisté à la prise de la Rochelle, sous le cardinal de Richelieu; quelques-uns même se souvenaient de la bataille de Mariendal, sous Turenne; mais tous paraissaient heureux et fiers d'avoir repris la pique et le mousquet qu'ils portaient à ces grandes journées. Par un sentiment de reconnaissance et de bonheur, ils semblaient contempler religieusement les chefs qui, aussi mutilés qu'eux, les commandaient à ces époques si glorieuses pour la France et le grand roi.

La joie était peinte sur tous les visages. On attendait Louis XIV, qui, pour la première fois, venait visiter les vieux défenseurs du trône; car le roi avait écrit de sa propre main au maréchal de Grancey, alors gouverneur des Invalides, qu'il quitterait Versailles pendant quelques

heures pour venir se mirer devant les glorieux débris de ses bataillons.

Cependant les canonniers étaient à leurs pièces mèche allumée; le bronze, pour tonner, n'attendait que le signal de l'arrivée du monarque, tous les regards étaient fixés vers le chemin du Cours-la-Reine; tous les cœurs battaient d'impatience.

Enfin un piqueur à la livrée du roi, couvert de poussière et agitant en l'air son feutre gris garni de plumes rouges, annonça à la foule qui se pressait sur la grande avenue de l'hôtel l'arrivée du cortége royal. Aussitôt le canon gronda, les Invalides reprirent leurs armes, et cette longue ligne de débris vivants resta immobile et silencieuse.

Bientôt, on vit distinctement le carrosse royal déboucher l'esplanade; il était entouré des écuyers et des gentilshommes de la maison militaire du roi, précédé de deux coureurs, la longue canne à la main, et d'un piquet de gardes-du-corps à la casaque de velours rouge, galonnée d'argent sur toutes les coutures; mais par une de ces délicates convenances que Louis XIV savait observer, à peine les gardes-du-corps avaient-ils touché les grilles de l'hôtel, qu'ils mirent l'épée dans le fourreau, descendirent de cheval, et se rangèrent à droite et à gauche de la chaussée.

છે.

à son

Monsieur de Breteuil, avait dit le monarque capitaine des gardes, un roi de France n'a pas besoin d'escorte quand il se trouve au milieu de ses soldats.

Puis il était descendu de son carrosse, et, suivi du dauphin, du marquis du Louvois, ministre de la guerre, du maréchal de Luxembourg, du duc de la Force et des gentilshommes qui l'avaient accompagné, il passa devant la vénérable milice, non sans adresser à quelques soldats et à plusieurs officiers de ces nobles paroles qu'il trouvait dans l'occasion.

Arrivé en face d'un groupe de drapeaux porté par de

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