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ses regards; mais il y perdit, avec regret, les magnifiques idées qu'ils s'en étoit formées, en voyant un petit ruisseau qui fut jadis le Simoïs, quelques masures éparses dans des broussailles; et il fut obligé de voir en philosophe ce qu'il auroit voulu ne voir qu'en poëte. Il fit quelque séjour à Constantinople; mais un homme tel que lui dut être peu content d'un tel séjour: passionné pour la gloire, il ne pouvoit se plaire dans un pays d'esclaves. Avide de connoître, il dut être peu satisfait d'une ville où sa curiosité éprouva, non sans dépit, qu'il étoit impossible, et même si j'en crois quelques anecdotes, qu'il étoit dangereux de tout voir.

Mais sa passion favorite ne faisoit que préluder à de plus grandes entreprises: il étoit fait pour se distinguer de la foule des voyageurs. Parcourir quelques états de l'Europe, connoître l'étiquette de leurs cours, goûter les délices du beau ciel de la Grèce et les charmes de l'Italie, voilà ce qu'on appelle communément des voyages, et ce que M. de la Condamine nommoit ses promenades. L'Europe, où l'influence du même climat, la société des arts, les nœuds du commerce, sur-tout le desir, plus épidémique que jamais, de copier la France, donnent à toutes les nations un air de famille; l'Europe devoit être bientôt épuisée par sa dévorante avidité; le continent même ne pouvoit lui suffire; et l'ambition de connoître, dans M. de La Condamine, se trouvoit aussi trop resserrée dans un seul monde. En 1735, il proposa le premier à l'Académie un voyage à l'équateur, pour déterminer, par la mesure de trois degrés du méridien, la figure du globe.

Sur sa proposition, quatre académiciens furent nommés pour cette grande entreprise, également glorieuse pour eux, pour le souverain, et pour M. le comte de Maurepas, digne bienfaiteur, pendant son ministère, des sciences et des arts, qui, par une juste reconnoissance, lui ont embelli le bonheur de la vie privée, et qu'elles viennent de céder de nouveau au besoin de l'état et à l'estime de son maître.

Ainsi, tandis que MM. de Maupertuis, Clairault, Camus et le Monnier alloient, pour le même objet, braver les frimas du Nord, MM. Godin, Bouguer et de La Condamine alloient affronter les ardeurs du Midi. Jamais les souverains n'avoient rien fait de si beau pour l'honneur de la philosophie; jamais la philosophie n'avoit médité un plus grand effort, et la vérité alloit se trouver poursuivie du pôle à l'équateur.

Tandis que les collègues de M. de La Condamine se préparoient à supporter les dangers et les fatigues, lui, il se promettoit de nouveaux plaisirs. Combien son cœur tressailloit d'avance de l'espoir de connoître ces contrées, qui, malgré la dégradation qu'ont cru y remarquer dans le moral et même dans le physique, des écrivains ingénieux, sont si fécondes en grands et magnifiques spectacles, où les arbres se perdent dans les nues, où les fleuves sont des mers, où les montagnes présentent au voyageur, à mesure qu'il monte ou qu'il descend, toutes les températures de l'air, depuis les ardeurs de la zone torride jusqu'aux frimas de la zone glaciale, où la nature enfin, échauffée de plus près par le soleil, donne aux oiseaux de plus riches couleurs, aux fruits plus de parfum, aux poisons même plus d'activité; prodigue à-la-fois ses

T. I. POÉS. FUG.

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plus admirables et ses plus funestes productions, et ses plus imposantes bontés, et ses plus effrayantes horreurs !

Mais ce grand spectacle n'étoit que le second objet de M. de La Condamine: la mesure des degrés du méridien réclamoit d'abord tout son zèle. Il seroit difficile de bien peindre et la grandeur des obstacles, et celle de son courage.

On peut dire de l'astronomie ce que M. de Fontenelle disoit de la botanique, ce n'est pas une science paresseuse. Voyez de combien d'arts et de connoissances elle marche accompagnée, combien d'instruments divers elle traîne à sa suite! Condamnée à des attitudes fatigantes, veillant quand tout dort, active quand tout repose, elle semble renoncer aux douceurs du sommeil, à la lumière du jour et au commerce des hommes.

Mais si nous plaignons l'astronome dans nos villes, imaginez ce que dut éprouver M. de La Condamine dans ces contrées lointaines. Pour le bien peindre, il faudroit les couleurs, je ne dis pas de l'éloquence, mais de la poésie même; et je ne sais si je pourrai me défendre d'employer quelquefois son langage: du moins ici le merveilleux n'a pas besoin de fiction. Aux travaux fabuleux de cet Ulysse, banni par la colère des dieux, cherchant sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux enchantements de la cour de Circé, on peut opposer, sans doute, les travaux réels de M. de La Condamine, s'arrachant aux délices de la capitale, fuyant sa patrie pour chercher la vérité, traversant de vastes déserts, souvent abandonné de ses guides, escaladant ces montagnes inaccessibles jusqu'à

par

lui, menacé d'un côté les masses de neige suspendues à leur sommet, de l'autre par la profondeur des précipices, marchant sur des volcans plus terribles cent fois que ceux de notre continent, respirant de près leurs exhalaisons, quelquefois même entendant gronder ces foudres souterrains, et voyant des torrents de soufre sillonner ces neiges antiques que n'avoient point effleurées les feux de l'équateur.

Cependant ces redoutables phénomènes irritoient sa curiosité au lieu de l'effrayer; il sembloit que le génie des sciences veillât sur lui. Tandis qu'il sondoit le volcan de Pichincha, il vit s'enflammer, à sept lieues de distance, celui de Cotopaxi, sur lequel il observoit quelques jours auparavant, et peut-être sans cet éloignement, dont sa curiosité s'indignoit, sans doute, entraîné par par elle, et trop digne émule de Pline, il lui auroit ressemblé dans sa mort, comme il l'avoit imité dans sa vie.

A d'incroyables dangers, se joignoient d'incroyables fatigues: mesurer, la toise en main, une base immense; chercher à travers des rochers, des ravins, des abîmes, les points de ses triangles; replanter vingt fois sur des monts escarpés des signaux, tantôt enlevés par les Indiens, tantôt emportés par les ouragans; passer plusieurs nuits sous des tentes chargées de frimas, quelquefois arrachées par les vents; essuyer la cruelle alternative, et des plus accablantes chaleurs dans la plaine, et du froid le plus âpre sur les montagnes: voilà quelle fut sa vie pendant sept ans entiers.

Qui le soutenoit donc au milieu de tant de dangers et de travaux? Il l'avoue lui-même avec cette candeur, la vertu des grands talents et des belles ames: sur ces

monts couverts de glace, loin des regards des hommes, il songeoit à l'estime de l'Europe, à l'estime plus douce de ses concitoyens; et semblable à ce héros qui, au milieu des périls et des combats, s'écrioit: « O Athé<«<niens! qu'il m'en coûte pour être loué de vous! » cette douce perspective lui adoucissoit l'éloignement de sa patrie, l'inclémence des saisons, et le poids des fatigues.

Cependant, tandis qu'il immoloit ainsi sa santé à l'amour des sciences, les habitants de ces lieux le croyoient occupé sur ces montagnes à découvrir de l'or. Et dans quel temps l'ignorance de ces peuples lui faisoit-elle cette injure? Dans le temps que M. de la Condamine, pour faire subsister ses collègues dont les fonds étoient épuisés, avoit vendu ses effets, et, ce qui étoit un plus grand sacrifice, avoit engagé ses instruments astronomiques, étoit parti pour Lima, avoit traversé les Cordillières du Pérou, franchi quatre cents lieues de chemins impraticables; et, après s'être engagé en son nom dans la capitale du Pérou, pour une somme de quatre-vingt mille livres, étoit revenu, avec les mêmes dangers et les mêmes peines, ranimer par sa présence et ses secours le zèle et les travaux de ses collègues action admirable, où un savant déploya le courage d'un héros, et un particulier la générosité d'un roi.

Cet or qu'il alloit chercher avec tant de peine, quand il étoit nécessaire à ses découvertes, il savoit le dédaigner quand il n'étoit plus ennobli par son usage, et plus encore quand il se trouvoit en concurrence avec son amour pour les sciences.

Au moment qu'il se préparoit à revoir sa patrie, et

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