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tache très sérieusement à former d'agréables causeurs: il faut qu'un cercle nombreux de personnes âgées s'occupe gravement autour d'un enfant, non pas à l'instruire, mais à l'admirer; qu'on s'extasie sur la prétendue finesse de ses propos; qu'on se répète avec enthousiasme ses reparties puériles à des questions souvent plus puériles encore; qu'on en cite par d'imprudents éloges la hardiesse prématurée; qu'enfin, on l'accoutume à ne rien penser et à tout dire. Cependant les pères enchantés, s'admirant eux-mêmes dans leurs enfants, font circuler dans la famille ces petits oracles, et l'on ne sait lequel est le plus ridicule ou du babil impertinent de l'enfant, ou de la stupide complaisance de ses admirateurs.

Qu'on s'étonne ensuite si de pareils élèves vont grossir la foule de ces jeunes présomptueux qui parlent toujours, et n'écoutent jamais; pleins d'estime pour eux-mêmes, de mépris pour les vieillards, suppléant à l'instruction par la hardiesse, et à une lente expérience par une confiance audacieuse, et dont l'ignorance indocile ne mérite pas même qu'on l'éclaire! Vos conseils viendront alors, mais trop tard: rendrezvous dociles dans leur jeunesse ceux qui se faisoient écouter dans leur enfance?

A ces poupées parlantes comparez un jeune homme solidement instruit (le beau monde diroit pédantesquement élevé), moins fait à décider qu'à écouter, à parler qu'à réfléchir. Peut-être sera-t-il d'abord éclipsé par la frivolité charmante et par l'impertinence agréable de son concurrent; les femmes s'écrieront: Qu'il est gauche! Mais attendez : au milieu de ce silence modeste, qu'on appelle stupidité, mettant en usage cet

esprit d'attention que lui ont donné de solides études; joignant à une connoissance anticipée des hommes qu'il a prise dans les livres, celle que lui procure l'usage; ayant presque deviné le monde avant que de le voir; rien ne se fait, rien ne se dit devant lui impunément, et qui ne paie, pour ainsi dire, le tribut à sa raison. Convaincu qu'il importe de ne pas déplaire aux hommes, il sera poli, non de cette politesse insipide, composée de compliments doucereux, et qui, prodigués indifféremment, feroient croire aux étrangers peu instruits de nos usages que la société parmi nous n'est qu'un commerce d'ironies insultantes; mais de cette politesse raisonnée qui combine en un instant ce qu'exigent l'âge, le mérite, les circonstances, dont la sincérité fait le premier charme, et qui est cent fois plus flatteuse que la flatterie même. Insensiblement il se fait estimer; il ne plaît pas encore, mais déja il intéresse; et si, au milieu des frivolités qui font la pâture ordinaire des conversations, il se glisse par hasard quelque sujet raisonnable, c'est alors que, par la solidité de ses principes, par la finesse de ses réflexions, par l'éloquence de son discours, il écrase, aux yeux même des hommes frivoles, la futilité de celui dont on admiroit il n'y a qu'un moment la brillante fatuité, et qui est étonné qu'on puisse plaire avec de la raison.

Mais c'est trop s'arrêter dans les cercles, le cabinet le rappelle. Si nos sociétés veulent des hommes agréables, la patrie veut des hommes utiles. Mères indulgentes, à quoi destinez-vous ces enfants auxquels vos timides précautions épargnent, je ne dis pas la moindre fatigue, mais même le moindre effort d'esprit? Au sortir de vos mains, il s'agit pour eux du choix impor

tant d'un état: alors ces malheureux, dont l'esprit énervé par l'inapplication ne se connoît que pour sentir sa foiblesse, promènent leurs yeux mal assurés sur les différentes conditions qui partagent la vie. A l'aspect des travaux qu'elles exigent, les uns reculent de frayeur: déja condamnés au néant par la mollesse de leur enfance, ils achèvent de s'anéantir par une inaction volontaire; et parcequ'ils ont perdu leurs premières années, ils perdent le reste de leur vie. De là cette foule de citoyens sans état, qui ne méritent ce beau nom de citoyens que parcequ'ils sont nés dans la patrie, et non par ce qu'ils ont fait pour elle; qui contemplent dans un lâche repos le mouvement général, profitent de la société sans lui payer de tribut, passent sur la terre sans y laisser de traces, et ne sont point regrettés lorsqu'ils cessent d'être, parcequ'on doute s'ils ont jamais été.

D'autres plus hardis, ou plutôt plus imprudents, se jettent au hasard dans un état. L'ambition, la vanité soutiennent quelque temps leur ame languissante; mais, bientôt accablés d'un fardeau qu'ils devoient de bonne heure s'essayer à porter, à peine l'ont-ils soulevé un instant, qu'ils retombent dans l'inaction où ils furent nourris, et portant par-tout avec eux le contraste déshonorant d'une condition laborieuse et d'une vie désœuvrée, semblent ne conserver leur état que comme un accusateur muet de leur indolence: doublement méprisables, et par la témérité de l'avoir embrassé, et par la honte de ne pas le remplir.

Heureux au contraire celui qu'une éducation labo-rieuse a préparé de bonne heure aux fatigues de son état! tout entier à ses fonctions, on ne le voit point se

reproduire dans tous les cercles, et fatiguer tout le monde de son inutilité. Ces sociétés où l'on s'assemble pour employer son temps, ou plutôt pour le perdre à frais communs dans le jeu ou la médisance, ne l'associent pas à leur oisiveté; mais son nom est cher aux bons citoyens; mais sa demeure est regardée comme un asile saint. Sort-il quelquefois de cette solitude consacrée par le travail? la considération due à ses services marche par-tout avec lui; les moments qu'il donne à ses amis lui sont d'autant plus chers qu'ils sont plus rares; et on lui pardonne d'autant plus volontiers cette noble avarice de son temps, qu'on ne peut jouir de lui qu'aux dépens de la patrie. Ah! c'est alors qu'on se félicite d'avoir reçu une éducation forte et sévère; c'est alors qu'on se rappelle avec tendresse et les parents sages qui nous l'ont procurée, et les maîtres vigilants dont nous l'avons reçue.

Mais je veux que, malgré le désœuvrement des premières années, l'activité de l'ambition, l'impulsion de l'intérêt, le ressort de la vanité, puissent, dans un âge plus avancé, donner à l'esprit une secousse violente, et rompre l'habitude de l'inaction. En prenant le goût du travail, prendra-t-on aussi des lumières? et les causes dont nous venons de parler, en supposant qu'elles aient pu d'un jeune indolent faire un homme laborieux, pourront-elles d'un jeune ignorant faire, par une inspiration soudaine, un homme éclairé, et produire deux prodiges à-la-fois?

Représentez-vous un homme qui, peu fait à voyager, se trouve dans une vaste forêt: comment se tirer d'un lieu où tout est nouveau pour lui? incertain, in

quiet, apercevant mille routes différentes, embarrassé du choix, essayant mille sentiers, et ne trouvant pas une issue, il marche, il revient; chaque pas qu'il fait l'égare, il recule à mesure qu'il avance, et, bien loin de savoir comment sortir de ce lieu, à peine sait-il comment il y est entré! Celui au contraire qui a de bonne heure appris à s'orienter, accoutumé à de justes combinaisons, s'échappe à travers les routes compliquées de ce labyrinthe, comme s'il en avoit cent fois parcouru les dehors. Telle est l'image naïve de la différence que mettent la bonne et la mauvaise éducation entre deux hommes dont l'un est imbu dès son enfance d'excellentes maximes de conduite; et, porté par une heureuse habitude à réfléchir, sait, dans l'état qu'il a pris, sortir avec honneur des circonstances les plus épineuses: dont l'autre, ayant embrassé, au sortir d'une éducation frivole, un état qui demande des lumières, y porte l'indécision d'un esprit sans principes, et s'y trouve en quelque sorte égaré en entrant. Le public cependant qui le voit avec étonnement remplir un état, et qui n'a pas vu son apprentissage; qui le voit parvenu sans savoir comment il est arrivé, l'observe avec une curiosité maligne, et ce surveillant qui juge si sévèrement le mérite en place, bien plus impitoyable encore pour l'ignorance titrée, se venge, à la première faute, du peu de préparation qu'on apporte à la place, par le mépris de celui qui la remplit. Heureux encore, si au mépris ne se joint pas l'infortune! Malheur à quiconque attend pour apprendre ce temps où il faudroit avoir appris! Si l'on s'instruit alors, c'est à l'école de l'adversité: c'est ainsi que l'éducation ja

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