Page images
PDF
EPUB

Delille étoit rentré dans sa patrie, chargé des richesses conquises sur les littératures étrangères; il songea à en faire jouir les lettres françaises, et il publia son Paradis perdu. Cette production étonnante, cette traduction, bien plus originale encore que celle des Géorgiques, ne fut pas d'abord appréciée parmi nous tout ce qu'elle valoit. Sa destinée fut un moment celle du poëme anglais; mais, comme Milton, son traducteur se releva bientôt dans l'estime publique, et y prit le rang qu'il conservera à jamais. C'est l'anglais sous les yeux, qu'il faut lire le poëme français, si l'on veut apprécier à-la-fois et tout le talent du poëte traducteur, et l'étendue des services qu'il rend à son original. On ne sauroit croire avec quel art il saisit un trait heureux, une belle image, une grande pensée, quand elle se présente, pour la développer et l'étendre en vers harmonieux; avec quelle sûreté de goût il passe légèrement sur les détails qui répugneroient à la délicatesse française; avec quel bonheur il rend supportable ce qu'il lui est impossible de supprimer entièrement; rien enfin, rien n'égale son attention scrupuleuse à faire valoir les beautés réelles de son auteur, à pallier adroitement ses défauts. Ajoutez à cela le mérite d'un style plein de force et de

véhémence dans les premiers chants; de grace, de mollesse, et d'abandon, dans les amours d'Adam et d'Ève; de vigueur enfin et d'énergie, dans la description des combats. L'inspiration se fait sentir d'un bout à l'autre de l'ouvrage; aussi fut-il écrit tout de verve, et dans la chaleur rapide d'une composition achevée en moins de quinze mois ('). C'est une des causes sans doute de la supériorité reconnue de la traduction du Paradis sur celle de l'Enéide; mais ce n'en est pas la seule. Ici, le poëte traducteur n'étoit aux prises qu'avec le sujet luimême; il pouvoit s'abandonner sans crainte à toute la liberté d'une verve originale, et restoit maître du choix et de l'emploi de ses couleurs, bien sûr d'avance qu'il réussiroit mieux, à proportion qu'il s'éloigneroit davantage d'un modéle que le goût n'a pas toujours dirigé. Dans Virgile, au contraire, le comble du bonheur et du triomphe eût été de reproduire fidélement, non-seulement le dessin général de chaque tableau, mais le fini d'une exécution où chaque détail est soigné avec cette perfection qui désespère d'autant plus le traducteur, qu'il la sent mieux, et qu'il est plus capable

(1) Ce fut à la suite de cet effort vraiment prodigieux, qu'il éprouva une première attaque de paralysie: aussi disoitque Milton avoit pensé lui coûter la vie.

il

d'en approcher. En un mot, Delille s'étoit asservi le génie de Milton en le traduisant; mais celui de Virgile, ou plutôt de la langue latine, subjuguoit malgré lui le traducteur français.

Un autre fruit du séjour du poëte à Londres, fut une seconde édition du poëme des Jardins, enrichie de nouveaux épisodes, et de la brillante description des parcs qu'il avoit eu l'occasion de voir en Allemagne et en Angle terre. On ne manqua pas de lui faire un reproche, et presque un crime, des monuments que sa reconnoissance laissoit dans les beaux lieux où des hôtes illustres avoient accueilli et consolé son honorable exil; mais les connoisseurs applaudirent aux descriptions si richement variées de tant de jardins magnifiques, où les transportoit la muse du poëte, et dont elle leur rendoit le séjour si intéressant et si agréable, par la puissance des noms ou le charme des souvenirs.

L'épisode d'Abdolonyme, arraché malgré lui aux doux loisirs de la vie champêtre, et replacé par un autre ALEXANDRE au trône de ses ancêtres; ce tableau vraiment prophétique d'une restauration déja dans nos vœux, mais encore si loin de notre espoir, acheva de donner au poëme tout l'attrait d'un nouvel ou

vrage, qui conservoit, en les enrichissant encore, toutes les beautés du premier.

Des vastes champs qu'il venoit de parcourir avec Virgile et Milton, Delille s'élança sur leurs pas aux sources où eux-mêmes avoient puisé; et il chanta l'Imagination. Les fragments qu'il en avoit récités à l'académie française (') avoient dès-lors excité une attente proportionnée à la réputation du poëte et au mérite de l'ouvrage ; mais dès-lors aussi des juges prévenus s'élevèrent contre le défaut absolu de plan et de marche, la nullité, ou le peu d'adresse des transitions, etc. « Je n'ai encore vu dans tout « ce que j'ai entendu, écrivoit La Harpe, que « des morceaux qui ne tiennent à aucun ensem«ble, à aucun résultat.... Mauvaise méthode « qui a produit le plus grand défaut du poëme « des Jardins ; et qui résultoit (suivant le même <«critique) de l'extrême dissipation du grand « monde, qui ne permit plus à Delille, depuis «le succès des Géorgiques, que de composer "par morceaux détachés (2). » Ce reproche, périodiquement renouvelé à l'apparition de chaque nouveau poëme de Delille, a été réfuté, ce

(1) A la réception de MM. de Choiseul-Gouffier et Bailli, en 1784; et à la séance publique de la Saint-Louis, 1789. (2) Correspond., tom. V, pag. 377.

me semble, d'une manière extrêmement judicieuse, par M. Auger. « Dans tout poëme, dit l'habile critique, qui n'appartient pas au genre narratif, et dont toutes les parties ne peuvent pas être distribuées suivant un ordre de faits établi par l'histoire, ou indiqué par la fable, ou enfin réglé par le poëte lui-même, le plan, c'est-à-dire la division du sujet, la distinction des divers objets dont il se compose, et le rang que ces objets doivent occuper entre eux, à raison de la filiation, de l'analogie ou de l'importance, sont souvent la chose la plus arbitraire, quelquefois la moins essentielle, et toujours la plus amèrement critiquée. Je suis, en mon particulier, convaincu d'une chose: c'est qu'ordinairement le sujet d'un poëme didactique est un tout, dont naturellement les parties se pénétrent et se confondent de telle façon, qu'on ne peut jamais établir entre elles qu'une distinction et une hiérarchie purement artificielles; que le soin de la variété et des oppositions heureuses doit être, à cet égard, la règle la plus importante du poëte; et qu'enfin, quoi qu'il fasse, il se trouvera toujours nombre de gens qui lui prouveront, par belles raisons, que les objets pouvoient être mieux distribués, parcequ'en effet ils pouvoient l'être de plu

« PreviousContinue »