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retombée pour toujours au rang de ces ouvrages médiocres que l'on ne lit plus, et dont on ne parle même pas. Tout récemment encore, M. Mollevaut, de l'académie des inscriptions, vient de hasarder une nouvelle tentative du même genre; la critique et le temps diront avec quel succès.

ges,

Après environ un an de séjour dans les Vosle traducteur de Virgile s'éloigna définitivement de la France, toujours en proie à l'orageuse anarchie, et se réfugia à Bâle. Il s'y trouvoit en 1796, lors de la fameuse retraite de Moreau, et du bombardement d'Huningue. Il se rendoit souvent, dit-on, sur les bords du Rhin, pour y contempler ce grand et terrible spectacle des fureurs destructives de l'homme; et c'est après avoir suivi de l'œil le jeu et les effets de la bombe, qu'il les reproduisoit dans ces vers du poëme des Trois Règnes:

De son lit embrasé tantôt l'affreuse bonibe
En longs sillons de feu part, s'élève, et retombe;
Se roule, se déchire avec un long fracas;
De son globe de fer disperse les éclats;
Poursuit, menace, atteint la foule épouvantée,
Et couvre au loin de morts la terre ensanglantée.

M. Daru crut devoir, dans l'intérêt même du poëte et de sa réputation, révoquer le fait

en doute, et le combattre dans son Épître

à Delille:

Le croirai-je, qu'au lieu de ces chants héroïques,
Tranquille, sous l'abri des rochers helvétiques,
Tu venois tous les jours, près du Rhin embrasé,
Sous le foudre ennemi voir Huningue écrasé ;
Suivre dans l'air en flamme, avec des yeux débiles ('),
Ces comètes d'airain qui renversoient nos villes;

Non, non: tes faux amis l'ont en vain publié:
Je ne les croirai point: ils t'ont calomnié.

Oui sans doute, tous ceux qui ont personnellement connu le chantre de la Pitié, savent assez combien il étoit incapable par caractère de se faire un plaisir barbare du spectacle de la destruction et de la mort, pour le spectacle luimême; mais ils conçoivent également qu'une tête aussi éminemment poétique fût très susceptible d'émotions nouvelles ; qu'elle les recherchât et les reçût avec avidité, de quelque nature qu'elles fussent, et abstraction faite de l'objet qui les excitoit. C'est ainsi qu'habitant le village de Glairesse peu de temps après, le seul aspect de cette île de Saint-Pierre, dernière re

(1) Nous avons vu que dès 1784 Delille se plaignoit, dans sa lettre à madame Devaisnes, de l'affoiblissement de sa vue : cette infirmité, toujours accrue depuis finit par le réduire à un état presque complet de cécité.

C.

traite du malheureux Rousseau, et si délicieusement décrite par lui('), retrace tout-à-coup au poëte de l'Imagination les infortunes, le génie, le caractère et les foiblesses du célèbre écrivain, et inspire à Delille ce morceau d'une sensibilité si vraie, si affectueuse, et d'une mélancolie si douce, dont il a enrichi le sixième chant de son poëme (1).

Chaque pause de son exil devoit donc être signalée par quelque production également honorable pour son talent ou pour son caractère. En Suisse, il étudioit et peignoit la nature dans ses tableaux les plus bardis, dans ses effets les plus imposants; il chantoit la Pitié à la cour, et sous les yeux du duc de Brunswick (3), et traduisoit à Londres le Paradis perdu: accueilli, fêté par-tout, moins encore comme le premier poëte de son temps, que comme l'un des hommes qui portoient dans la société le plus de grace et d'amabilité, et qui avoit donné de si nobles garanties de son

(1) Confessions, part. II, liv. XII.

(2) II en avoit déja parlé dans le poëme de Malheur et Pitié, ch. 1v.

(3) Héros et martyr d'une fidélité plus chevaleresque que réfléchie, aux principes constitutifs de l'ordre social, le duc de Brunswick les proclama le premier en 1792, à la tête de l'armée qu'il amenoit au secours de Louis XVI; et mourut en les défendant sur le champ de bataille.

attachement aux principes monarchiques. Lorsqu'une organisation nouvelle eut réuni en 1795, sous la dénomination générale d'Institut national, les débris épars des quatre académies, supprimées sous le règne de l'égalité, Delille fut invité à venir reprendre sa place au milieu de ses anciens confrères. Il répondit sans balancer au ministre qui lui apprenoit sa nomination: «Je me suis si bien trouvé de «mon obscurité et de ma pauvreté, durant le règne de la terreur, que j'y reste attaché, ne «fût-ce que par reconnoissance. On m'an« nonce que ce refus pourra m'attirer quelques « persécutions. Si cela arrive, je dirai comme « Rousseau : Vous persécutez mon ombre.» Ce ne fut qu'en 1802, que, cédant enfin aux vœux de ses nombreux amis, et de tout ce qui étoit digne alors d'un nom en littérature, il consentit à revoir Paris, et à rendre son poëte à la France.

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Ce retour avoit été précédé, deux ans auparavant, par la publication de l'Homme des champs; mais les jours de la justice avoient fini pour Delille, avec ceux de la faveur. Toujours fidèle à la noble cause qu'il avoit embrassée, et que ses revers même ne lui rendoient que plus sacrée, il ne fut et ne dut plus être qu'un ennemi de son pays aux yeux

de ceux qui venoient de l'asservir; et, désormais aveugle pour les beautés de détail, semées avec une profusion nouvelle dans ses derniers ouvrages, la critique n'y chercha, n'y releva que des fautes. Ce n'étoit plus le poëte qu'elle poursuivoit; c'étoit le Français dévoué à ses anciens maîtres; c'étoit le chantre de leurs illustres infortunes, dont elle s'efforçoit d'étouffer la voix sous les clameurs injurieuses de l'envie et de la médiocrité (1). Elle renouvela contre l'Homme des champs les critiques autrefois élevées contre le poëme des Jardins; elle se montra sans pitié pour la Pitié (2), et ne pardonna au poëte

(1) Il faut excepter du nombre de ces critiques, MM. de Féletz, Auger, Laya, l'auteur de cette notice, et quelques autres gens de lettres, qui ont toujours et hautement rendu au talent et au caractère de Delille la justice due à l'un et à l'autre.

(2) Allusion à une brochure intitulée: Point de pitié pour la Pitié, qui parut quelque temps après le poëme, en 1803. Cette première édition de la Pitié avoit subi des retranchements considérables; mais dans le temps même qu'ils faisoient ces concessions forcées à l'ombrageuse susceptibilité du gouvernement, les courageux éditeurs de Delille imprimoient une édition complète du même poëme; elle fut saisie, et l'un d'eux emprisonné: mais elle reparut en 1814, sous la date de 1805; et l'éditeur eut, à cette époque, l'honneur d'offrir à S. M. Louis XVIII et à l'empereur de Russie, le jour même de son entrée dans Paris, ces vers prophétiques, où le poëte avoit dit, douze ans auparavant, au jeune et magnanime Alexandre:

Sur le front de Louis tu mettras la couronne :
Le sceptre le plus beau, c'est celui que l'on donne.

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