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<«<bel ouvrage de l'antiquité, dont la magnifi«< cence mit Périclès, qui l'avoit fait bâtir, dans « l'impossibilité de rendre ses comptes, est en« fermé dans une citadelle construite en par«tie à ses dépens; nous y sommes montés par « un escalier composé de ses débris, nous fou<«< lions aux pieds des bas-reliefs sculptés par les « Phidias et les Praxitėle; je marchois à côté, ou « j'enjambois, pour n'être pas complice de ces « profanations. Un magasin à poudre est établi « à côté du temple; dans les dernières guerres « des Vénitiens, une bombe a fait éclater le magasin, et tomber plusieurs colonnes jusqu'a«lors parfaitement conservées. Ce qui m'a désespéré, c'est qu'au moment de descendre, on << a donné ordre de tirer le canon pour M. l'am«bassadeur; j'ai craint que cette commotion « n'achevât d'ébranler le temple, et M. de Choi« seul trembloit des honneurs qu'on lui ren« doit.

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«On voit encore avec plaisir dix-sept co<«lonnes de beau marbre, reste de cent dix qui << soutenoient, dit-on, le temple d'Adrien. Au« devant est une aire à battre le blé, pavée de magnifiques débris de ce monument. On y distingue avec douleur des fragments sans « nombre de superbes sculptures dont ce temple étoit orné. Entre deux de ces dix-sept co

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«lonnes, s'étoit guindé, il y a quelques an« nées, pour y vivre et mourir, un ermite grec, plus fier des hommages de la populace qui le <«< nourrissoit, que les Miltiade et les Thémis«tocle ne l'ont jamais été des acclamations de « la Grèce. Ces colonnes elles-mêmes font pi«tié dans leur magnificence. Je demandai qui <«<les avoit ainsi mutilées, car il étoit aisé de «< voir que ce n'étoit point l'effet du temps; on « me répondit que de ces débris on faisoit de la «< chaux. J'en pleurai de rage.

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« Dans toute la ville, c'est le même sujet de

douleur; pas un pilier, pas un degré, pas un << seuil de porte qui ne soit de marbre antique, « arraché par force de quelque monument. « Par-tout la mesquinerie des constructions « modernes est bizarrement mêlée à la magnifi« cence des édifices antiques. J'ai vu un bourgeois appuyer un mauvais plancher de sapin « sur des colonnes qui avoient supporté le «temple d'Auguste.

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« Les cours, les places, les rues, sont jon«chées de ces débris, les murailles en sont bâ<«ties; on reconnoît avec un plaisir doulou<«< reux une inscription intéressante, l'épitaphe « d'un grand homme, la figure d'un héros, un bras, un pied, qui appartenoient peut-être à « Minerve ou à Vénus; là, une tête de cheval

«qui vit encore; ici, des cariatides superbes << enchâssées dans le mur comme des pierres «< vulgaires. J'aperçois dans une cour une fon« taine de marbre; j'entre : c'étoit autrefois un « magnifique tombeau, orné de belles sculp«<tures. Je me prosterne, je baise le tombeau; « dans l'étourderie de mon adoration, je ren« verse la cruche d'un enfant qui rioit de me « voir faire. Du rire, il passe aux larmes et aux «< cris; je n'avois point sur moi de quoi l'apai«ser, et il ne seroit pas encore consolé, si des « Turcs, bonnes gens, ne l'avoient menacé de «<le battre.

« Il faut que je vous conte encore une su<< perstition de mon amour pour l'antiquité : au << moment que je suis entré tout palpitant dans <«< Athènes, ses moindres débris me paroissoient « sacrés. Vous connoissez l'histoire de ce sau« vage qui n'avoit jamais vu de pierres; j'ai fait «< comme lui, j'ai rempli d'abord les poches de «mon habit, ensuite celles de ma veste, de <«< morceaux de marbre sculptés; et puis, <«< comme le sauvage, j'ai tout jeté, mais avec plus de regret que lui. Pour comble de mal«< heur, les Albanais ont fait sur ces côtes une « incursion meurtrière; il a fallu se mettre à « l'abri des murs; la malheureuse antiquité « a fait encore ces frais-là, et la défense de la

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par des

« ville nouvelle a coûté plus d'un magnifique « débris à la ville ancienne.

«Pardonnez, madame, ce long récit, dont <«<l'ennui vous fera peut-être haïr le pays que « je voudrois vous faire aimer; mais, pour « vous réconcilier avec lui, vous recevrez << bientôt du vin de ces belles îles, mûri par « leur beau soleil; faites, en le buvant, com<< mémoration de moi avec vos amis. M. de

<< Choiseul prie monsieur votre mari, qu'il << connoît plus que vous, de vous faire accep<< ter un petit flacon d'essence de roses. Plus de «roses sont exprimées dans ce petit flacon, «qu'on n'en trouveroit dans tous les jardins «que j'ai chantés. Ma malheureuse vue se brouille; je ne puis plus écrire, et cela m'at« triste un peu. »

A son retour d'Athènes, Delille passa l'hiver à Constantinople, et presque tout l'été suivant dans la délicieuse retraite de Tarapia, vis-àvis l'embouchure de la mer Noire. Quel spectacle enchanteur se déployoit incessamment sous ses yeux! Ces innombrables vaisseaux qui entrent de la mer Noire dans le Bosphore, et du Bosphore dans la mer Noire; cette foule de barques légères qui se croisent sans cesse sur ce bras de mer, et lui donnent un air si animé! Sur le bord opposé, les superbes prairies d'A

sie, ombragées de beaux arbres, traversées par de belles rivières, et ornées d'un nombre infini de kiosques. C'est dans ces beaux lieux qu'il passoit toutes ses matinées, travaillant à son poëme de l'Imagination; c'est là, s'écrioit-il dans l'ivresse de l'inspiration:

C'est là que, s'entourant de tout ce qu'elle adore,
L'imagination est plus active encore.

Là, tout parle ou de vers, ou de gloire, ou d'amour;
Tout est dieux ou héros. Une barque, en un jour,
Parcourt sur cette mer, en merveilles féconde,
Cent lieux plus renommés que tous les lieux du monde.
Mène-moi, dieu des arts, vers ta chère Délos, etc.

Imagin., ch. IV.

Ce ne fut cependant pas vers Délos, c'est en France que le dieu des arts ramena bientôt son poëte favori pour le rendre aux fonctions qu'il remplissoit avec tant d'éclat, soit dans l'université, soit au collège de France. Mais ses travaux ne tardèrent pas à être troublés par les orages politiques excités dans notre malheureuse patrie. Delille ne fut point à l'abri de la persécution, qui ne tarda pas à frapper indistinctement toutes les classes de la société : la nature de ses relations, le genre et l'emploi de son beau talent, l'habit même qu'il portoit, devinrent autant de titres de proscription aux yeux des misérables qui avoient déclaré une

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